Cartels mexicains : l’infiltration silencieuse en Europe

Cartels mexicains : l’infiltration silencieuse en Europe
Photo by Isabela Kronemberger / Unsplash

Les cartels mexicains ont trouvé en Europe un nouveau terrain d’expansion, loin de leur violence ostentatoire d’Amérique latine. Comment ces organisations criminelles infiltrent-elles discrètement le continent, en s’appuyant sur des alliances locales, des failles institutionnelles et des routes logistiques détournées ? Entre corruption, trafic de drogue et blanchiment d’argent, Aleksandar Srbinovski, journaliste et analyste spécialisé dans la défense, la géopolitique et la lutte contre la criminalité organisée, décrypte les mécanismes de leur implantation et les défis posés aux États européens.

Pourquoi les cartels mexicains (et lesquels ?) semblent-ils privilégier une approche discrète en Europe, contrairement à leur violence ostentatoire en Amérique latine ? 

Il apparaît de plus en plus clairement que des groupes comme le cartel de Sinaloa et le CJNG considèrent l’Europe comme un terrain de jeu différent, où la violence visible attire trop l’attention. En Amérique latine, les démonstrations de force deviennent souvent une forme négociée de dissuasion ; en Europe, les mêmes actions risquent bien plus de provoquer une réaction étatique écrasante. En pratique, ces réseaux semblent privilégier l’intégration via des canaux légaux corrompus, des partenariats logistiques et des liens financiers, plutôt que la projection de force. Avec le temps, ils opèrent dans l’ombre, laissant les transactions, l’influence et la complicité institutionnelle effectuer le travail à leur place.

Quels sont les principaux facteurs qui rendent l’Europe attractive pour eux (marchés, logistique, corruption) ?

L’Europe ne séduit pas par le chaos, mais par des opportunités maîtrisées. Le continent dispose de réseaux portuaires sophistiqués, d’une connectivité, de flux commerciaux et d’une capacité de consommation qui, combinés à des vulnérabilités institutionnelles, créent des ouvertures stratégiques. Dans de nombreux cas, la corruption et un contrôle insuffisant offrent un accès plus facile que les franchissements de frontières ou les opérations de contrebande.

L’Indice de la Criminalité Organisée (OC Index) le souligne : bien que les États européens obtiennent généralement de bons résultats en matière de gouvernance, leurs performances en transparence et en redevabilité accusent souvent un retard. Dans ces domaines, les acteurs criminels voient un levier. Parallèlement, comme on l’a observé dans les Balkans, la corruption organisée relie déjà les produits du crime, le financement politique et l’influence étatique. L’analyse Organized Corruption : Political Financing in the Western Balkans montre comment les acteurs criminels peuvent investir directement dans le pouvoir politique, transformant l’accès en sécurité. Dans ces contextes, la valeur ne réside pas seulement dans les produits trafiqués, mais dans l’influence institutionnelle qui les protège.

L’Europe est devenue un refuge pour les cartels en raison de la pression accrue aux États-Unis. Pouvez-vous décrire les mécanismes concrets de cette migration ?

Ce déplacement relève moins d’une fuite désordonnée que d’un recalibrage. Alors que les États-Unis renforçaient leur répression, les stratèges des cartels ont commencé à rediriger capitaux, contacts et routes d’acheminement vers l’Europe. Ils ne se contentent pas de déplacer leurs opérations ; ils les réorganisent. Des intermédiaires européens, notamment en Espagne, aux Pays-Bas, en Belgique et dans les Balkans, sont souvent intégrés, créant des routes hybrides mêlant commerce légal et trafic clandestin. Les sociétés écrans, les factures commerciales et les partenariats locaux deviennent des canaux. Avec le temps, les routes se stabilisent et les failles de surveillance sont exploitées de manière systématique plutôt qu’occasionnelle.

Les cartels mexicains collaborent avec des réseaux criminels européens pour la production et la distribution. Comment ces partenariats sont-ils structurés ?

Ces alliances fonctionnent généralement comme des consortiums d’affaires. Les cartels apportent l’accès aux chaînes d’approvisionnement, la connaissance des marques et une expertise chimique ou logistique. Les réseaux européens contribuent avec leurs réseaux de distribution, leur connaissance locale, leurs canaux de corruption et leurs infrastructures physiques. En Italie, la ’Ndrangheta reste un partenaire puissant ; aux Pays-Bas, les réseaux néo-hollandais d’origine marocaine sont profondément impliqués ; et dans les Balkans, des acteurs criminels établis fournissent un soutien logistique et sécuritaire vital. Certaines de ces relations incluent aussi des transferts de savoir-faire : des opérateurs mexicains peuvent « encadrer » des producteurs locaux en Europe pour optimiser les processus de raffinage ou les opérations sous couverture locale.

Les cartels envoient des « formateurs » mexicains en Europe pour superviser la production locale. Comment ces échanges sont-ils organisés, et quels sont les profils de ces émissaires ?

Ces émissaires disposent généralement d’une expertise technique ou logistique plutôt que d’un passé paramilitaire. Ils voyagent sous couvert de statuts légitimes ou semi-légitimes, en tant que consultants, contractuels ou agents commerciaux, pour des séjours limités afin d’aider les opérations locales à améliorer le contrôle qualité, les processus chimiques ou l’efficacité. Leurs déplacements sont discrets, souvent organisés via des relais de confiance pour éviter les soupçons. En pratique, ils agissent comme des consultants : invisibles, mais influents.

Qui sont les acteurs locaux clés (mafias balkaniques, groupes polonais, réseaux espagnols) ?

Les groupes balkaniques jouent souvent un rôle central. Les réseaux de Serbie, du Monténégro, d’Albanie et de Macédoine du Nord gèrent le transit, la logistique et la coordination avec les fournisseurs étrangers. Les réseaux espagnols et galiciens servent de nœuds d’entrée classiques. Aux Pays-Bas et en Belgique, les syndicats néerlandais et belges exploitent leurs infrastructures et leur position stratégique dans les ports. Les groupes polonais et tchèques se concentrent plutôt sur les circuits de drogues de synthèse ou de précurseurs chimiques. Ce qui les unit, c’est une préférence commune pour des opérations stratifiées et compartimentées, privilégiant la dissimulation, l’infiltration bureaucratique et les alliances corrompues plutôt que le conflit ouvert.

 Quels sont les principaux risques posés par l’implantation des cartels en Europe ?

Les risques sont avant tout systémiques. À long terme, l’accumulation d’influence sur les marchés publics, les contrats d’infrastructure et le financement politique peut brouiller la frontière entre légalité et collusion. Les actes d’intimidation spectaculaires attirent l’attention, mais la menace la plus profonde réside dans l’enracinement silencieux d’une logique criminelle au sein des fonctions étatiques. Lorsque les réseaux criminels acquièrent la capacité d’influencer ou de contrôler des pans du système légal, l’application de la loi devient sélective et les institutions se corrodent de l’intérieur.

Un article du Global Initiative met en lumière le rôle de la Bulgarie dans le trafic d’armes vers le CJNG. Les Balkans sont-ils devenus un hub pour les cartels, et si oui, pourquoi ? 

Les preuves s’accumulent : les Balkans deviennent un maillon de plus en plus important des chaînes d’approvisionnement criminelles mondiales, y compris pour le trafic d’armes et de marchandises illicites. Des affaires récentes ont montré comment des acteurs criminels exploitent parfois les lacunes du contrôle des exportations et la complexité du commerce international pour détourner des envois licites vers des destinations non prévues. La géographie de la région joue un rôle majeur : elle relie les mers Adriatique et Noire à l’Europe centrale et à la Méditerranée, en faisant un corridor idéal pour la logistique, légale ou illégale.

L’Europe est-elle préparée à affronter cette menace ?

L’Europe est mieux préparée qu’il y a quelques décennies, grâce à une meilleure coordination policière, des opérations transfrontalières et un partage du renseignement. Cependant, cette préparation reste inégale. L’Indice de la Criminalité Organisée révèle que si de nombreux États européens obtiennent de bons résultats en matière de gouvernance générale, leurs performances en transparence, en divulgation des bénéficiaires effectifs et en redevabilité sont souvent en retard. Sans combler ces déficits structurels, les efforts de répression pourraient peiner à devancer l’infiltration et la cooptation.

L’Europe devrait-elle adopter des mesures similaires à celles des États-Unis ? Quelles seraient les stratégies les plus efficaces pour contrer leur expansion ?

À mon avis, l’Europe dispose déjà des institutions nécessaires ; la clé réside dans une coordination efficace. L’harmonisation des normes en matière de transparence financière, d’indépendance judiciaire et de divulgation des bénéficiaires effectifs permettrait de fermer de nombreuses brèches exploitées par les réseaux criminels. Certaines méthodes américaines, comme les sanctions ciblées ou le gel des avoirs, peuvent être adaptées, mais la force de l’Europe réside dans une gouvernance équilibrée et fondée sur des règles. Son objectif devrait être de montrer l’exemple, et non d’imiter.

Quels sont les risques spécifiques liés à la corruption et aux défaillances institutionnelles dans cette région ?

Les Balkans occidentaux peinent toujours à dissocier le pouvoir politique de l’influence financière, comme le montre le rapport du GI-TOC Organized Corruption : Political Financing in the Western Balkans. Pourtant, des progrès sont visibles grâce à de nouveaux outils de transparence, un contrôle renforcé et l’évolution du rôle des journalistes et des groupes civils, qui transforment peu à peu le paysage. L’enjeu désormais est la constance : protéger les réformes contre les ingérences politiques et maintenir la dynamique par la coopération régionale.

La collaboration entre Europol et la DEA a permis le démantèlement de réseaux. Comment évaluez-vous cette coopération, et quels sont les obstacles restants ?

La coopération entre Europol et la DEA s’est muée en l’un des partenariats transatlantiques les plus efficaces, combinant opérations tactiques et analyses fondées sur le renseignement. La prochaine étape consiste à intégrer les preuves financières et numériques pour que les résultats perdurent au-delà des arrestations. La coordination s’améliore, et les deux parties se concentrent de plus en plus sur le démantèlement des écosystèmes criminels plutôt que sur la traque de cas isolés, une évolution prometteuse.

Les cartels mexicains diversifient leurs activités en Europe (drogues de synthèse, trafic d’armes). Quels pourraient être leurs prochaines cibles (blanchiment d’argent, cybercriminalité) ? 

La diversification suit généralement les mutations économiques. À mesure que l’Europe se numérise et investit dans de nouveaux secteurs, technologie, logistique, énergies renouvelables, le crime organisé s’adapte à ces environnements. La réponse est déjà en marche : renforcement de la diligence raisonnable, coopération accrue avec le secteur privé et amélioration du renseignement financier. L’accent est désormais mis moins sur la prédiction des nouvelles menaces que sur l’anticipation par l’innovation et l’agilité institutionnelle. 

Si rien n’est fait, à quoi pourrait ressembler l’Europe dans 5 ou 10 ans sous l’influence croissante des cartels ? Existe-t-il des signes avant-coureurs à surveiller ?

Plutôt que d’envisager un déclin, il est plus utile de réfléchir à la manière dont les institutions européennes peuvent s’adapter pour rester en avance sur les stratégies criminelles en évolution. La criminalité transnationale teste la résilience des systèmes de gouvernance, notamment dans les domaines de la logistique, de la finance et des marchés publics.

La véritable tâche consiste à préserver l’intégrité institutionnelle dans ces environnements complexes. Des signes encourageants montrent que de nombreux États européens modernisent leurs systèmes de surveillance financière et renforcent la coopération entre les organismes anti-corruption et les forces de l’ordre. Si cette trajectoire se poursuit, l’Europe peut non seulement rester résiliente, mais aussi servir de modèle international pour gérer les défis criminels transfrontaliers par la gouvernance et la coopération, plutôt que par la gestion de crise. 

Quel est le message le plus important que vous souhaiteriez transmettre aux lecteurs européens sur ce sujet ?

Ce qui ressort avant tout, c’est que l’Europe dispose à la fois de la conscience et des capacités institutionnelles pour relever ces défis efficacement. La question n’est pas tant celle des menaces extérieures que celle de l’adaptabilité et de la résilience de nos systèmes. Le crime organisé évolue rapidement, mais les institutions, journalistes et acteurs civils européens œuvrant pour la transparence et la redevabilité évoluent aussi.

L’expérience des Balkans occidentaux et d’ailleurs démontre que lorsque les institutions sont transparentes, indépendantes et dignes de confiance, l’influence du crime trouve peu d’espace pour prospérer. C’est pourquoi investir dans l’intégrité, une surveillance équitable, une gouvernance ouverte et la coopération entre autorités publiques et société civile reste la voie la plus durable pour construire une résilience face à la criminalité organisée. L’Europe possède les outils, l’expertise et la confiance publique nécessaires pour donner l’exemple au niveau international en matière de lutte contre le crime organisé par des institutions fortes et crédibles.

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