Derrière les murs : comment l’immobilier abrite l’argent sale

Derrière les murs : comment l’immobilier abrite l’argent sale
Photo by Lomig / Unsplash

L’immobilier reste l’un des vecteurs privilégiés pour blanchir les produits de la corruption. Les défaillances sont généralisées dans toutes les juridictions analysées, sans exception : un blanchisseur d’argent potentiel peut encore trouver des opportunités de placer des fonds illicites dans n’importe lequel des marchés.
Face à cette réalité préoccupante, Transparency International et l’Anti-Corruption Data Collective ont créé l’indice OREO, un outil inédit pour évaluer la transparence des marchés immobiliers dans les grandes économies mondiales. Elisabetta Marinoni, chercheuse associée de l’organisation revient sur les raisons ayant motivé ce projet, les principales failles observées dans les systèmes juridiques et de données, les responsabilités des professionnels du secteur, ainsi que les pistes concrètes pour renforcer la lutte contre l’opacité immobilière.

Qu’est-ce qui a motivé la création de l’indice OREO ? Quel besoin cet outil cherche-t-il à combler ?

Face aux inquiétudes croissantes concernant l’utilisation de l’immobilier comme moyen de blanchir les produits de la corruption, Transparency International s’est associée au collectif Anti-Corruption Data Collective (ACDC) pour développer un cadre idéal que les pays devraient adopter afin de protéger leur marché immobilier de l’argent sale. L’indice évalue les pays selon les deux piliers de ce cadre : le pilier des données, qui examine l’étendue et l’accessibilité des données immobilières, et le pilier juridique, qui mesure la pertinence des législations anti-blanchiment appliquées au secteur immobilier.

Notre logique est que pour lutter efficacement contre l’opacité dans la propriété immobilière, il faut à la fois un cadre juridique solide et complet, et un écosystème de données transparent et robuste. Alors que l’attention internationale s’est de plus en plus portée sur le renforcement de la régulation des professionnels impliqués dans les transactions immobilières, le rôle des données a souvent été négligé. Des données transparentes, accessibles et de qualité sur la propriété et les transactions immobilières sont essentielles pour détecter et prévenir les activités illicites. Les résultats du rapport montrent à quel point cet aspect est pertinent, puisque très peu de juridictions ont obtenu des scores relativement élevés dans les deux piliers.

Pourquoi le secteur immobilier a-t-il été choisi comme point d’entrée clé pour lutter contre le blanchiment d’argent ?

L’immobilier est depuis longtemps attrayant pour les criminels cherchant à placer leur argent sale. Sa valeur élevée, le potentiel d’appréciation à long terme et les possibilités de blanchiment supplémentaires via des travaux de rénovation ou de reconstruction en font un outil efficace pour dissimuler les produits de la corruption. En plus de l’utilisation de structures juridiques pour dissimuler la propriété, l’implication d’un large éventail de professionnels – avocats, comptables, agents immobiliers, promoteurs – dans les transactions immobilières ajoute d’autres couches qui peuvent être exploitées pour masquer les activités illicites. Cherchant à sécuriser leurs investissements, les acteurs corrompus ciblent souvent les marchés les plus attractifs au monde, raison pour laquelle la première édition de l’indice OREO se concentre sur les pays du G20 et les grands centres financiers.

Comment les 22 indicateurs de l’indice ont-ils été sélectionnés ? Ont-ils été pondérés ?

La méthodologie a été co-développée par l’actuelle directrice générale de Transparency International, Maira Martini – auparavant responsable des travaux de l’organisation sur les flux financiers illicites – et David Szakonyi, cofondateur et directeur d’ACDC. En collaboration avec des experts des indicateurs de gouvernance, ils ont conçu un questionnaire de 35 questions, réparties en 2 piliers et 7 composantes. Les réponses ont été notées et utilisées pour calculer l’indice final. Le questionnaire reflète un ensemble d’indicateurs idéaux permettant d’aider les pays à protéger leur marché immobilier contre l’argent sale, constituant ainsi un cadre de référence pour évaluer les juridictions.

Le pilier des données se compose de trois éléments (exhaustivité, disponibilité et ouverture des données), tandis que le pilier juridique en comprend quatre (couverture des dispositions anti-blanchiment, obligations de diligence raisonnable, identification des bénéficiaires effectifs, supervision et sanctions). Chaque composante a été notée sur une échelle de 0 à 10, selon une méthodologie de notation définie (détaillée dans l’annexe 3 du rapport). Le score total de chaque pilier a été calculé à partir d’une moyenne pondérée de ses composantes respectives. Enfin, le score global de l’« Opacité de la propriété immobilière » (OREO) a été obtenu en faisant la moyenne des scores des deux piliers, chacun ayant un poids égal (50 %).

Quels sont les pays les moins bien classés en termes d’opacité ? Y a-t-il eu des surprises ?

Les États-Unis, l’Australie et la Corée du Sud se trouvent en bas du classement de l’indice. Leurs faibles scores s’expliquent en grande partie par des cadres législatifs anti-blanchiment faibles – voire inexistants dans certains cas. Leurs positions peu reluisantes n’ont donc pas été particulièrement surprenantes.

Cela étant dit, en Australie et aux États-Unis, de nouvelles règles concernant les professionnels du secteur non financier – tels que les agents immobiliers et les avocats (Australie), et les transferts immobiliers résidentiels impliquant des entités juridiques (États-Unis) – entreront en vigueur respectivement en 2026 et 2025. Ces changements, une fois appliqués, devraient améliorer la position de ces pays.

À l’inverse, y a-t-il des pays modèles ou des exemples de bonnes pratiques à suivre ?

Il est important de noter qu’aucune des 24 juridictions n’a obtenu un score parfait. Des lacunes et vulnérabilités ont été identifiées dans toutes. Les trois pays les mieux classés – l’Afrique du Sud, Singapour et la France – présentent certains atouts que d’autres juridictions pourraient utilement adopter, mais aussi des limites notables.

  • L’Afrique du Sud dispose d’un registre immobilier centralisé qui permet aux utilisateurs d’accéder à des informations détaillées sur les transactions immobilières à partir d’une source unique. Toutefois, le registre n’est pas consultable gratuitement, la création d’un compte nécessite une documentation importante, et le système semble uniquement accepter les demandes d’accès des citoyens sud-africains.
  • Singapour est l’un des rares pays dont le registre immobilier consigne des informations sur les bénéficiaires effectifs pour certains biens détenus par des entités juridiques. Cependant, les données immobilières ne sont pas accessibles aux organes de contrôle indépendants. Par ailleurs, même si les prestataires de services professionnels concernés sont bien couverts par la législation anti-blanchiment, leur rôle dans les transactions n’a pas besoin d’être enregistré.
  • La France permet le téléchargement en masse des données sur les biens immobiliers détenus par des entités juridiques dans un format lisible par machine. Toutefois, son cadre législatif anti-blanchiment présente certaines lacunes, notamment l’exclusion des promoteurs immobiliers des obligations anti-blanchiment. De plus, les entreprises étrangères peuvent acquérir des biens immobiliers sans être enregistrées en France, ce qui leur permet de contourner les règles de transparence sur les bénéficiaires effectifs.

Les pays dits « à forte gouvernance » sont-ils exempts de responsabilité ou présentent-ils eux aussi des angles morts ?

Comme mentionné plus haut, aucune juridiction n’a obtenu le score parfait, et nous avons identifié des vulnérabilités dans toutes, y compris celles qui obtiennent de bons résultats dans divers indices de gouvernance – y compris l’indice de perception de la corruption de Transparency International. L’indice montre que certains pays longtemps considérés comme des champions de la transparence immobilière, comme le Royaume-Uni, présentent encore des lacunes. Par exemple, les entreprises étrangères détenant des biens au Royaume-Uni doivent désormais déclarer leurs bénéficiaires effectifs via un registre public dédié. Cependant, les informations sur les véritables propriétaires lorsque les entreprises sont détenues par des trusts ne sont pas encore accessibles au public.

Quelle est la position de la France dans l’indice ? Quelles en sont les principales faiblesses ?

La France fait partie des pays les mieux classés de l’indice, se plaçant à la troisième position avec un score total de 7,16 sur 10. Elle est l’une des rares juridictions à offrir un accès en masse aux données des biens immobiliers détenus par des entités juridiques, dans un format lisible par machine. Elle maintient également la base de données des demandes de valeurs foncières, qui fournit des informations sur les transactions – date d’achat et prix – des cinq dernières années. Cependant, les informations sur les bénéficiaires effectifs ne sont pas enregistrées dans le registre immobilier et doivent être croisées avec les données du registre des bénéficiaires effectifs – dont l’accès a récemment été restreint aux personnes ayant un intérêt légitime.

Nous avons également identifié des lacunes importantes dans le cadre anti-blanchiment français. Les promoteurs immobiliers ne sont pas soumis à la législation anti-blanchiment, bien qu’ils puissent vendre des biens ou des projets immobiliers. Un projet de loi visant à lutter contre le trafic de drogue, actuellement débattu en France, pourrait étendre les obligations anti-blanchiment et anti-financement du terrorisme (AML/CFT) aux promoteurs et marchands de biens.

En outre, les entreprises étrangères peuvent acquérir des biens immobiliers sans être enregistrées dans le pays, ce qui leur permet de contourner les règles de divulgation sur les bénéficiaires effectifs. Cette faille devrait être comblée avec la transposition de la nouvelle directive européenne sur le blanchiment, adoptée l’an dernier.

Ces registres de bénéficiaires effectifs sont-ils réellement utiles quand les blanchisseurs d’argent utilisent des juridictions où peu de personnes possèdent un compte bancaire ?

De manière générale, nous avons identifié d’importantes lacunes dans la disponibilité des informations sur les bénéficiaires effectifs. Lorsqu’un bien immobilier est enregistré, seule la propriété légale est indiquée – par exemple, le nom d’une entreprise si le bien est détenu via une entité juridique. Cependant, l’identité du bénéficiaire effectif – c’est-à-dire la personne physique qui possède réellement le bien – est rarement renseignée au moment de l’enregistrement, et donc absente du registre immobilier.

Une alternative efficace consisterait à garantir que les registres existants des bénéficiaires effectifs soient accessibles et puissent être facilement croisés avec les données du registre immobilier. Or, parmi les 24 juridictions que nous avons analysées, seules trois disposaient d’un tel système, ce qui montre à quel point la plupart des pays doivent encore progresser pour assurer la transparence de la propriété immobilière.

Une précédente enquête menée en France par Transparency International, Transparency International France et l’ACDC a mis en lumière des lacunes significatives dans les informations contenues dans le registre français des bénéficiaires effectifs. Cette recherche a croisé les données des entreprises avec celles des propriétés immobilières. Plus d’informations ici : https://www.transparency.org/en/publications/behind-a-wall-company-real-estate-ownership-in-france

Les mécanismes de renseignement financier sont-ils utilisés à leur plein potentiel dans le secteur immobilier ?

L’un des constats clés du rapport est qu’il subsiste d’importantes lacunes dans la régulation des professionnels intervenant dans les transactions immobilières. L’indice révèle que, dans de nombreuses juridictions, les promoteurs immobiliers ne sont pas couverts par la législation anti-blanchiment, alors même qu’ils peuvent vendre des biens ou projets immobiliers. De même, les avocats sont soit exclus du cadre législatif national – comme c’est le cas au Canada ou au Brésil – soit exemptés de déclarer les opérations suspectes pour des raisons de confidentialité client, comme au Panama.

Ces lacunes dans la couverture des professionnels entraînent non seulement une surveillance incomplète des transactions, mais affaiblissent aussi la quantité et la qualité des informations de renseignement financier issues des opérations immobilières suspectes – qui ne sont tout simplement pas signalées lorsque les professionnels ne sont pas soumis à des obligations ou en sont exemptés. Par conséquent, les cellules de renseignement financier manquent souvent d’informations clés pour comprendre ou enquêter sur des transactions immobilières douteuses.

Quelle est la responsabilité des professionnels de l’immobilier (notaires, agents, avocats) dans la chaîne d’opacité ?

Dans la majorité des cas, le blanchiment d’argent ne peut avoir lieu sans la participation de professionnels. Les individus corrompus comptent sur eux pour une multitude de services – comme la création de sociétés, l’ouverture de comptes bancaires ou l’achat de biens immobiliers – afin de dissimuler des fonds d’origine illicite. Le marché immobilier étant l’un des points d’entrée privilégiés pour l’argent sale, les professionnels qui y opèrent constituent la première ligne de défense.

Ils sont donc dans une position idéale pour détecter les opérations suspectes et empêcher l’infiltration de fonds illicites dans le marché. Mais ces mêmes professionnels peuvent aussi, par négligence ou volontairement, faciliter ces activités, en manquant à leurs obligations de vigilance ou en contournant les contrôles. Ce rôle ambivalent accroît les risques pour le secteur et renforce sa vulnérabilité.

Serait-il pertinent de renforcer leurs obligations de déclaration ? Si oui, comment ?

Les obligations de déclaration constituent un outil essentiel pour signaler aux autorités les activités suspectes et permettre un suivi judiciaire. Toutefois, l’effort de renforcement des obligations ne doit pas se limiter à cela. La législation anti-blanchiment doit être globale et strictement appliquée, avec un ensemble cohérent de dispositions permettant de bien comprendre les risques spécifiques du marché immobilier en matière de blanchiment, ainsi que le rôle des professionnels.

Pour y parvenir, les autorités doivent étendre les obligations AML à tous les professionnels concernés du secteur immobilier. En particulier, s’agissant des obligations de déclaration, aucune exemption ne devrait être accordée aux avocats sous prétexte du secret professionnel lorsqu’ils fournissent des services financiers ou juridiques (comme la création d’entreprise ou l’achat de biens immobiliers).

Quelles sont les principales recommandations que vous adressez aux gouvernements à partir de ce rapport ?

Les principales recommandations que nous formulons découlent des trois constats majeurs que nous avons identifiés :

  1. le fait que la propriété anonyme de biens immobiliers reste possible,
  2. le manque de contrôle des transactions par les professionnels réglementés,
  3. l’accès limité à des données complètes pour les autorités et les organismes de surveillance.

Notre rapport appelle les gouvernements à agir, à la fois individuellement et collectivement (notamment via le G20), ainsi qu’à travers les instances de normalisation, en prenant les mesures suivantes :

  1. Lutter contre le secret :
    Le G20 devrait s’engager à adopter un nouvel ensemble de mesures concrètes visant à renforcer la transparence de la propriété et des transactions immobilières. Les pays n’ayant pas encore mis en œuvre les Principes de haut niveau du G20 sur la transparence des bénéficiaires effectifs doivent le faire de toute urgence. De plus, le Groupe d’action financière (GAFI) devrait envisager de développer des recommandations et/ou des orientations spécifiques relatives à la transparence dans le secteur immobilier. Les pays doivent aussi exiger des entreprises étrangères investissant dans l’immobilier qu’elles divulguent leurs bénéficiaires effectifs, et cette règle devrait s’appliquer de manière rétroactive.
  2. Renforcer la régulation et la supervision des professionnels :
    Le G20 devrait envisager de développer des principes de haut niveau spécifiquement dédiés à la régulation et à la supervision des intermédiaires du secteur non financier. Cet exercice devrait tenir compte des défis spécifiques rencontrés par les pays du G20 en matière de mise en œuvre des normes du GAFI, et formuler des attentes précises pour en améliorer l’efficacité. En ce qui concerne la supervision, celle-ci doit être assurée par des organismes indépendants et dotés de ressources suffisantes.
  3. Garantir l’accès ouvert aux données :
    Non seulement il faut améliorer la quantité et la portée des données enregistrées dans les registres immobiliers, mais les pays du G20 doivent aussi faciliter l’accès direct et sans restriction à des informations clés – telles que les registres des bénéficiaires effectifs et les données immobilières – pour les autorités compétentes, qu’elles soient nationales ou étrangères. De plus, certaines de ces données, comme celles sur la propriété des biens détenus par des entités juridiques ou à travers des montages, devraient également être mises à disposition du public afin de permettre aux organismes de surveillance de remplir leur rôle efficacement.

Certains résultats vous ont-ils surpris en tant qu’organisation ?

Même si nous nous attendions à découvrir certaines failles, il a été frappant de constater que les défaillances sont généralisées dans toutes les juridictions analysées – sans exception. Cela signifie qu’un blanchisseur d’argent potentiel peut encore trouver des opportunités de placer des fonds illicites dans n’importe lequel de ces marchés. La situation devient encore plus préoccupante lorsqu’on considère les transactions transfrontalières, où les lacunes de différentes juridictions s’additionnent, ouvrant la voie à des abus encore plus importants.

En ce qui concerne les faiblesses identifiées, nous étions déjà conscients de certains problèmes liés aux données – comme l’accès limité ou les registres incomplets – car ces défis font partie de notre travail quotidien d’analyse et de plaidoyer fondé sur les données.

En revanche, ce qui nous a particulièrement interpellés du côté juridique, c’est l’exclusion des promoteurs immobiliers de la législation anti-blanchiment dans plusieurs juridictions, alors même qu’ils sont directement impliqués dans la vente de biens. Autre point frappant : le nombre élevé de pays qui autorisent encore les sociétés étrangères à acheter des biens immobiliers sans avoir à s’enregistrer localement, ce qui leur permet d’éviter les obligations de transparence sur les bénéficiaires effectifs.

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