Derrière les stades : enquête sur les zones d’ombre du sport mondial

Derrière les stades : enquête sur les zones d’ombre du sport mondial
Photo by Peter Glaser / Unsplash

En lançant Sports & Crime Briefing, Chris Dalby s’attaque à un angle encore trop peu exploré du journalisme sportif : les liens profonds entre criminalité organisée et monde du sport. Corruption, paris truqués, dopage, détournements de fonds… Derrière les grandes compétitions se joue souvent une autre partie, bien plus obscure. À travers ce média indépendant, l’enquêteur entend briser le silence et documenter un phénomène global, à la croisée du sport, de la finance et du crime.

Vous avez lancé Sports and Crime Briefing avant ce projet. Pouvez-vous nous expliquer un peu l’origine de ce support, ce qui vous a motivé à le lancer ?

Je suis journaliste d’investigation depuis une dizaine d’années, principalement spécialisé dans la criminalité organisée. Mais dans une vie antérieure, il y a 16 à 20 ans, j’ai travaillé pour le Comité olympique international. Notamment sur les Jeux de Pékin en 2008 et ceux de Londres en 2012. J’avais la charge de toute la partie communication dans le village olympique, donc des relations entre les athlètes et la presse. J’ai alors été en contact avec tout ce qui touchait au dopage, à la criminalité, au match fixing. Et j’ai eu l’impression qu’on n’en parlait pas du tout. Il y a comme un mysticisme, une aura autour du sport : c’est censé être un lieu parfait, où les gens se rencontrent, où les guerres s’arrêtent, où les frontières tombent… Mais personne ne veut vraiment en nettoyer les coulisses ni comprendre ce qui attire la criminalité dans ce milieu.

On ne veut pas voir que dès qu’un secteur brasse beaucoup d’argent, il attire des intérêts criminels. Il y a deux ans, j’ai créé ma propre structure, une maison d’édition. Et puis il y a un an, j’avais un peu plus de temps, alors j’ai lancé ce média, que je crois unique au monde, autour du croisement entre sport et criminalité, sous toutes ses formes.

Ce n’est pas uniquement le football, ni uniquement les hommes. On couvre tous les sports : badminton, volley, cricket, etc. L’idée, c’est d’abord de mettre en lumière des sujets dont on ne parle pas assez. Ensuite, de créer une communauté, notamment auprès de ceux qui travaillent dans ce domaine : agents d’intégrité, fédérations, etc. Le grand public vient dans un second temps. Mais si, par exemple, en Inde on a eu un problème de corruption dans le cricket pour les mineurs, et qu’une solution a été trouvée, et ça mérite d’être mis en valeur. Peut-être que ça inspirera quelqu’un ailleurs, dans un autre sport ou un autre pays. L’idée est vraiment de mettre en lumière ces zones d’ombre en proposant des pistes concrètes.

La corruption dans le sport est souvent dénoncée, mais reste difficile à quantifier. Quels sont, selon vous, les sports ou les régions les plus touchés ?

Le football est de très loin le sport le plus touché. D’abord parce qu’il est populaire dans le monde entier. Ensuite, en raison des énormes flux financiers, et surtout à cause de son opacité. Il y a tellement d’agents dans ce sport, et la FIFA comme l’UEFA délèguent beaucoup aux comités nationaux. Dans des régions comme l’Europe de l’Est, l’Amérique du Sud, l’Afrique ou l’Asie, les fédérations de football fonctionnent comme de véritables empires. Elles sont contrôlées par des clans, et la présidence de ces fédérations est souvent une récompense politique, plus qu’un poste attribué à quelqu’un qui a consacré sa vie au football.

Les équipes sont souvent perçues comme des véhicules commerciaux plus que comme des entités sportives. Et personne, à aucun niveau, local, régional, national ou supranational, n’a vraiment intérêt à remettre en cause ce système. Dès qu’on tente de le faire vaciller, tout le monde le défend. C’est pourquoi il existe une forme d’omerta permanente autour du football. Certaines fédérations ont des "comité d’intégrité", mais quand on regarde les chiffres, c’est une piqûre de moustique face aux milliards qui circulent dans ce sport.

Mais il y a d’autres disciplines concernées : le tennis de table, le badminton, le volley… Bien sûr, les enjeux financiers y sont moindres. Mais si vous êtes arbitre ou joueur dans un de ces sports, et qu’on vous propose 10 000 ou 20 000 euros pour truquer un match, ça reste énorme. Ce sont les mêmes mécanismes, à plus petite échelle, mais avec les mêmes résistances internes pour préserver l’ordre établi.

La montée des paris sportifs a-t-elle aggravé le risque de manipulation ?

Oui, clairement. Il y a aujourd’hui trois catégories : les paris légaux, les paris sur des matchs sans intérêt sportif et les paris illégaux. Autrefois, il y avait encore une dimension de connaissance du sport dans les paris : il fallait suivre les équipes, anticiper. Aujourd’hui, on peut parier en quelques clics sur un match de 3e division en Mongolie ou sur un tournoi U19 au Vietnam. C’est devenu une sorte de machine à sous. Et cela crée un terrain idéal pour les manipulations, surtout dans les marchés illégaux.

Les truquages sont difficiles à détecter, surtout dans des championnats mineurs comme la 2e division moldave. Et même quand on repère une anomalie, il est rare que les véritables instigateurs soient punis. Seule la joueuse ou le joueur impliqué sera suspendu, tandis que ceux qui sont derrière ont déjà d’autres "recrues" en réserve.

Un exemple : aujourd’hui, les truqueurs ciblent souvent les paris sur des actions précises, comme un carton jaune en première mi-temps, plutôt que sur le résultat du match. C’est plus facile à manipuler avec un seul joueur, et cela passe souvent inaperçu.

Les États légifèrent-ils sur ces dérives, notamment avec l’émergence des paris en ligne ?

Oui, il existe des efforts. En Europe, la Convention de Macolin, signée en 2014, vise à lutter contre la manipulation des compétitions. La plupart des pays européens l’ont signée, et certains pays hors Europe aussi, comme le Brésil, l’Australie ou le Japon.

Mais tout repose sur la volonté nationale. À chaque changement de gouvernement, à chaque élection, les priorités changent. Les choses avancent donc lentement. Il y a des avancées : un réseau européen de procureurs spécialisés a été mis en place, très compétent. Mais ailleurs, comme au Portugal, la plateforme nationale n’a été créée qu’en 2024… alors que le pays avait signé la convention dix ans plus tôt.

Les supporters sont-ils conscients que la corruption et le crime organisé influencent les résultats ? Et est-ce que ça change leur rapport au sport ?

C’est difficile à dire. Pour les supporters de grandes ligues, la Premier League, la Serie A, la Liga, etc., les résultats sont peu influencés. Il y a bien quelques cas isolés, mais ça ne touche pas le cœur du jeu. En revanche, dans les ligues plus modestes, les fans l’acceptent parfois. Ils disent : « C’est comme ça, on n’y peut rien. » En Grèce, par exemple, beaucoup de fans savent que certains matchs sont corrompus. Ils le reconnaissent ouvertement. Mais ça ne les empêche pas d’aller au stade.

Et dans certains sports, cela a eu un impact durable. Le patinage artistique, par exemple. En France, il y a 20 ou 30 ans, c’était très populaire, avec des figures comme Candeloro. Mais la corruption a terni l’image du sport, et il ne s’en est jamais vraiment remis.

Les tentatives d’action émanant de la société civile comme l’appel au boycott  de la Coupe du monde au Qatar n’a finalement pas eu beaucoup d’effet…

Une initiative comme le boycott de la Coupe du monde au Qatar, finalement, n’a pas vraiment fonctionné. Il y a eu un appel au boycott, pour que les gens ne regardent pas les matchs. Et je ne sais pas si ça a eu un quelconque impact sur les audiences… mais j’en doute. En réalité, ça a été une audience record.

Pour moi, les boycotts ne sont pas forcément la solution. Ce sont des actions très ponctuelles, réactives. Il y a une cause, ici, les travailleurs migrants, et on agit sur le moment. Et attention, je ne dis pas qu’il ne faut pas défendre les travailleurs ni minimiser les morts sur les chantiers pour la Coupe du monde. C’est une horreur. Mais aujourd’hui, plus personne n’en parle. Parce que l’Arabie saoudite domine le sport mondial. Parce qu’elle achète tout.

Prenez la Coupe du monde des clubs qui se déroule actuellement aux États-Unis : c’est un “Arabia Show”. L’Arabie saoudite contrôle tout. Elle possède les droits TV, les compagnies aériennes qui transportent les équipes, les sponsors, les primes… Il y a un contrôle étatique derrière tout ça. Et comme les grandes organisations sportives, FIFA, UEFA, sont des entreprises privées, elles ne sont contrôlées par personne. Elles se régulent elles-mêmes. Et ça, évidemment, ça ne fonctionne pas.

Selon vous, comment mobiliser davantage les fans et le grand public autour de la question de la corruption, souvent perçue comme un sujet technique et distant ?

Il y a une association au Danemark qui s’appelle Play the Game, sans doute la plus importante dans la lutte contre la criminalité dans le sport. Ils ont lancé un modèle de régulation qui s’appelle Clearing Sport. Je soutiens cette initiative de tout cœur. Mais je ne vois pas de véritable mouvement derrière. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a ni financement, ni soutien politique. Aucun gouvernement, aucun sport majeur n’a dit : “On y va, à 100 %, on met les moyens.” Donc ça ne prend pas.

Comment analysez-vous l’impact des structures de gouvernance opaques dans certaines fédérations sportives sur la facilitation des actes de corruption ?

FIFA et UEFA ne reçoivent aucune pression pour améliorer leur gouvernance. Le seul moment où les choses ont un peu bougé, c’est lors du scandale de la FIFA, il y a une dizaine d’années, révélé par les procureurs américains. Certains ont fini en prison. Ce que ça a changé ? Avant, on n’en parlait pas. Maintenant, on en parle. C’est tout.

Mais ceux qui espéraient que la FIFA allait s’effondrer, ou que ses secrets allaient enfin éclater au grand jour, ont été déçus. Parce qu’en fait, ces pratiques sont encore plus visibles aujourd’hui qu’avant. Gianni Infantino, le président de la FIFA, est littéralement dans la poche de l’Arabie saoudite. Il le montre sans aucune gêne. Les secrets ne sont plus cachés, ils sont affichés au grand jour. Et malgré ça, rien ne change. Peut-être qu’un nouveau scandale, à la hauteur de celui de la FIFA, pourrait ébranler un peu les choses. Mais c’est triste d’en être réduit à espérer ça.

La corruption dans le sport implique souvent des réseaux transnationaux sophistiqués. Sont-ils liés à la criminalité organisée ?

Sur le long terme, la lutte contre la corruption est essentielle. Mais il y a d’autres conséquences encore plus graves : comme le trafic d’êtres humains dans le football. C’est une réalité urgente. Des jeunes, souvent africains, sont arnaqués, poussés à quitter leur pays avec de faux espoirs. Ils doivent payer plusieurs milliers d’euros qu’ils n’ont pas. Une fois arrivés en Europe, ils sont souvent abandonnés. Certains dorment dans des couloirs, travaillent dans des lavages auto. Et quand on leur demande, ils répondent : “C’est mieux ici, même en étant SDF, que là-bas.”

Nous avons reçu un financement européen pour enquêter sur ces pratiques. Avec des médias en Espagne, en Allemagne, au Portugal, nous avons lancé une plateforme : Free to Play. C’est la première à proposer une vérification gratuite des offres de clubs ou d’agents. Si un joueur reçoit une proposition, il peut nous l’envoyer. Nous vérifions. Car aujourd’hui, 99 % de ces offres sont fausses. Des faux agents promettent des contrats avec le PSG ou l’OM, utilisent de faux logos, de faux papiers. J’effectue des recherches sur Instagram ou TikTok tous les jours : il y a des dizaines de comptes frauduleux.

Ce n’est pas propre à l’Afrique. On a vu la même chose en Mongolie, en Amérique du Sud. On a même aidé un jeune Australien, qui s’était fait avoir. Il est arrivé en Afrique pour un faux stage. Heureusement, son club a payé son rapatriement. Ce trafic s’étend aussi à d’autres sports : le cricket, le baseball (notamment au Venezuela ou en République dominicaine), voire le basket. Les États-Unis attirent de plus en plus, donc on voit des escroqueries similaires.

Quel est le rôle des intermédiaires, agents sportifs et consultants dans la chaîne de corruption et crime ?

Concernant les agents sportifs, il y a ceux qui font très bien leur travail, mais aussi des agents véreux ou des vrais agents qui “prêtent” leur nom à des faux. Par exemple, un vrai agent reconnu peut signer un contrat en son nom, prendre une commission, et laisser ensuite le travail à un faux agent. Certains agents se rendent en Afrique pour “protéger” les jeunes, en se faisant passer pour leurs représentants. Ils signent des contrats avec les académies locales, et encaissent les bénéfices.

Parfois, ce n’est pas illégal, mais clairement contraire à toute éthique. L’académie reçoit une toute petite part, alors qu’elle a formé le joueur. D’autres académies sont complices, elles se fichent des jeunes et les “vendent” à n’importe qui. Même en Ligue 1, on parle de rétrocommissions systématiques.

Le système est opaque, et les joueurs, souvent mineurs ou très jeunes, n’ont pas les moyens de négocier. Ce sont les agents, les clubs, les académies qui profitent. Certaines académies font un excellent travail, elles forment les joueurs, les éduquent, les orientent même vers d’autres carrières si nécessaire. Mais d’autres laissent faire les faux agents. C’est du trafic d’enfants. Quelques milliers chaque année. Ce n’est rien comparé aux grandes vagues migratoires, mais c’est une réalité qu’on a du mal à faire reconnaître aux forces de l’ordre.

Prenez la Belgique : en 2014-2015, elle a connu des scandales de corruption dans le tennis, le handball. Deux procureurs en Wallonie ont travaillé sur ces affaires. Ils ont été pionniers, ils ont mis des gens en prison. Mais ces procureurs ne sont pas payés spécifiquement pour cette mission. Ils doivent traiter d’autres dossiers à côté. Il y a un manque de moyens criant.

Selon vous, quelles sont les limites des codes d’éthique internes aux organisations sportives dans la prévention ?

La FIFA, de son côté, a tenté de réformer les règles sur les agents. Mais le contrôle reste faible. Il y a bien un registre des agents, mais les diplômes, les examens, sont gérés par les fédérations nationales. C’est une porte ouverte à la corruption.

FIFA a mis en place un bureau appelé “Clearing House”, censé valider les transferts. Mais selon plusieurs témoignages, ce bureau ne fait qu’enregistrer les transactions sans réel contrôle. Par exemple, un club peut gonfler artificiellement la valeur d’un joueur pour blanchir de l’argent.

Les mécanismes de nomination et d’élection des dirigeants sportifs jouent-ils un rôle dans la perpétuation de la corruption ?

Des narcotrafiquants ont tenté d’acheter des clubs : en Grèce, au Portugal. Le plus grand cartel de drogue brésilien, le PCC, a essayé d’acquérir quatre clubs portugais à travers un agent connu. Ce sont des choses qui arrivent, et le foot est une porte d’entrée idéale.

La nouvelle directive européenne de 2027 sur le blanchiment d’argent va obliger les clubs et les agents à déclarer toutes leurs transactions. C’est un changement majeur. Même si un joueur part de l’UE vers un autre continent, le transfert devra être signalé. Ce ne sera pas parfait, mais ce sera un premier pas.

Enfin, concernant l’achat des clubs par des États ou des oligarques, il faudrait une régulation claire. Aujourd’hui, un club est une entreprise privée, donc difficile à encadrer. Mais il existe des précédents : des entreprises soupçonnées de blanchiment ne peuvent pas en racheter d’autres sans autorisation. Le même principe devrait s’appliquer au football. Malheureusement, les comités d’éthique dans le sport sont rarement indépendants.

Les Pays-Bas ont été exemplaires. Ils ont laissé les paris sportifs se développer pendant deux ans, puis ont interdit la pub dans les stades, sur les maillots, à la télé. L’Angleterre, elle, a interdit les pubs sur les maillots… mais pas sur les maillots d’entraînement, ni autour des terrains, ni pendant les matchs. C’est une mesure d’affichage.

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