États, mafias et menaces hybrides : une alliance invisible mais stratégique

États, mafias et menaces hybrides : une alliance invisible mais stratégique
Photo by Max Muselmann / Unsplash

Longtemps considérée comme l’apanage du monde militaire, la « menace hybride » recouvre aujourd’hui un ensemble d’actions discrètes et difficilement attribuables, menées par des États pour déstabiliser leurs adversaires. Parmi les outils mobilisés : le crime organisé, dont les services sont de plus en plus externalisés. Entre précédents historiques, cybercriminalité émergente et alliances opportunistes, cette hybridation inquiète par sa capacité à fragiliser à la fois les États et leurs sociétés civiles. Nathalie Le Rousseau-Martin, chercheuse associée à l'IRIS, co-directrice de l'Observatoire des criminalités internationales, nous explique le phénomène.

Comment définissez-vous précisément les « menaces hybrides » et en quoi la collaboration avec la criminalité organisée les rend particulièrement inquiétantes ?
C’est un terme qui est utilisé dans pas mal de contextes et qui n’est pas forcément défini. Il y a eu des tentatives, notamment du côté de l’OTAN, de l’Union européenne, etc., chacun cherche un peu à poser sa définition de ce qu’est la menace hybride. À l’origine, c’est quand même un terme qui a été utilisé plutôt dans le domaine militaire, puisqu’on parlait de « guerre hybride ». Dans un cadre plus large aujourd’hui, cela recouvre un éventail d’activités menées, en général, par un État, même si ce n’est pas toujours le cas, dont l’objectif est de déstabiliser un autre État ou une société donnée. La particularité de la menace hybride, c’est qu’elle n’est pas facile à détecter et que son objectif est précisément de ne pas permettre d’attribuer la responsabilité clairement à son auteur.

Et alors, quel type d’activité criminelle cela concerne-t-il ?
Alors, pour préciser, dans le contexte dont on parle ici, il s’agit de l’utilisation d’activités criminelles comme instruments de menace hybride. C’est de cette hybridation qu’il est question. Et ce n’est pas quelque chose de nouveau, c’est important de le rappeler, puisque cette articulation entre crime organisé et acteurs étatiques connaît des antécédents. On a vu, historiquement, des partenariats stratégiques entre le crime organisé et des États, que ce soit comme outil de gouvernance ou pour exercer une influence politique. Ce n’est donc pas du tout inédit. L’histoire montre comment États et organisations criminelles ont collaboré pour atteindre leurs objectifs.

On peut d’ailleurs dresser une liste assez longue de ces « pactes de scélérats » entre organisations criminelles et États. Dans les années 1920-1930, en Chine, les triades anticommunistes ont joué un rôle décisif : souvenez-vous du massacre de plus de 5 000 communistes par la bande verte en 1927, qui a notamment ouvert les portes de Shanghai à l’armée de Tchang Kaï-chek. On peut aussi évoquer la mafia italo-américaine et sicilienne avec les États-Unis : un épisode bien connu, parce que la mafia a obtenu une sorte de récompense pour sa collaboration avec les autorités américaines afin de sécuriser les docks de la côte Est. Lucky Luciano, par exemple, a vu son transfert négocié vers l’Italie plutôt que de finir en prison aux États-Unis.

Lors du débarquement en Sicile en 1943, les Américains avaient pour priorité absolue de tenir les territoires libérés. Or, les élites locales étaient largement fascistes, et il n’était pas question de s’appuyer sur les communistes. Les Américains se sont donc tournés vers la mafia locale, qui n’avait pas de pedigree fasciste, pour les aider à contrôler l’île. Cela a conduit à l’installation de certaines figures mafieuses dans des positions de pouvoir. On pourrait multiplier les exemples : Afghanistan, Liban, etc. Bref, ce n’est pas nouveau, mais cela s’exacerbe aujourd’hui dans un contexte géopolitique instable.

Peut-on observer une évolution ces dernières années ? Est-ce lié au contexte géopolitique ou aux nouvelles technologies ?
Cette hybridation, on la retrouve tout au long de l’histoire, avec des moments clés comme les conflits mondiaux ou la guerre froide. Ce qui est nouveau, en revanche, ce sont les activités criminelles ciblées. Par exemple, la cybercriminalité n’existait pas auparavant et n’était donc pas exploitée dans le cadre de ces alliances. Depuis son essor, elle est devenue un domaine à part entière de cette hybridation.

Dans quels contextes précisément (instabilité géopolitique, érosion de l’ordre international…) ?
Oui, ce sont les contextes d’instabilité, conflits, prétentions territoriales, tensions régionales, qui créent des configurations propices. Dans ces situations, les intérêts de la criminalité organisée rejoignent ceux d’acteurs étatiques qui veulent profiter de la déstabilisation d’autres États ou d’alliances régionales.

On observe aussi que ces alliances sont plus probables quand un État est fort en interne mais isolé sur la scène internationale, comme la Russie, l’Iran ou la Corée du Nord. Regardez ce qui se passe aujourd’hui au Venezuela : il y a de fortes inquiétudes concernant une alliance entre le régime de Maduro et des groupes criminels pour déstabiliser le Guyana, dans le cadre du différend frontalier autour de la région de l’Essequibo. Ces groupes criminels vénézuéliens contrôlent déjà l’exploitation minière, les routes de contrebande et même le travail forcé dans l’État de Bolivar, à la frontière guyanaise. Avec la complicité du régime, ils agissent en toute impunité : postes de contrôle illégaux, extorsion des mineurs et commerçants, exploitation aurifère. Comme cette région est extrêmement riche en ressources, notamment en or, ils partagent un intérêt commun avec le pouvoir. L’alliance est donc « pertinente » pour eux, dans un sens criminel, bien sûr, et d’autant plus dangereuse qu’elle aligne parfaitement leurs intérêts.

Pourquoi des acteurs étatiques choisissent-ils de sous-traiter à des réseaux criminels ?
En général, il y a trois raisons principales. La première, c’est d’affaiblir un État cible tout en évitant une confrontation militaire directe, ce qui se passe aujourd’hui au Venezuela, ou ce que fait la Russie pour déstabiliser les démocraties européennes dans le cadre de l’agression contre l’Ukraine. La deuxième, c’est de retrouver l’accès à l’argent et aux marchés malgré les sanctions internationales, et systématiquement, un pays sanctionné va chercher à utiliser les réseaux criminels pour contourner ces restrictions. La troisième, c’est de masquer son implication directe, pour rendre plus difficile l’attribution des responsabilités.

Et les sanctions, est-ce qu’elles exacerbent ce phénomène de « crime-as-a-service » ?
Oui, parce que le crime en tant que service est aujourd’hui une caractéristique centrale du fonctionnement des organisations criminelles. Les criminels proposent leurs services : cela multiplie les opportunités pour eux et facilite les collaborations pour les États. Un cybercriminel, par exemple, peut agir seul, causer beaucoup de dégâts et vendre ses compétences sans forcément appartenir à une organisation structurée.

En quoi cette externalisation est-elle lucrative pour les criminels ?
Leur objectif principal reste l’appât du gain. Ils n’ont pas de motivations politiques ou idéologiques. Ils se vendent au plus offrant, même si les États ne sont pas toujours leurs premiers clients. Le crime-as-a-service existe d’abord entre organisations criminelles elles-mêmes : services de cyberattaques, de blanchiment, etc. Cela rend la lutte encore plus difficile, car on fait face à une offre criminelle flexible, mondialisée et difficile à tracer.

Quels types d’activités criminelles sont aujourd’hui instrumentalisées comme menaces hybrides ?
Principalement la cybercriminalité, le trafic d’êtres humains et le contournement des sanctions. La cybercriminalité et le trafic de migrants sont déjà des activités extrêmement dangereuses en soi, mais leur hybridation décuple leurs effets et les rend encore plus stratégiques pour les États qui les utilisent.

Quelles sont les vulnérabilités et les risques associés à cette stratégie, tant pour les États ciblés que pour les sociétés civiles ?
En fait, c’est tout l’objet de ces stratégies utilisées par les acteurs de la menace hybride : déstabiliser et décrédibiliser. Prenons l’exemple du trafic de migrants. Ce qui s’est passé, par exemple, entre la Russie et la Biélorussie en 2021, c’était exactement ça : l’objectif de cette tactique, c’était de placer les États ciblés dans une situation contradictoire. Vous voyez arriver des milliers de personnes à vos frontières, et là vous avez deux choix : soit vous les laissez entrer, et ça risque de provoquer en interne une montée de la xénophobie, de nourrir les forces nationalistes et les partis populistes, soit vous fermez la frontière. Et c’est justement ce qu’attendait Minsk à l’époque, puisque les États visés étaient démocratiques, et que dans ces États le droit de demander l’asile est un droit fondamental. Résultat : cette tactique a permis à la fois de créer de fortes tensions politiques et, en même temps, de jeter le discrédit sur ces démocraties.

Comment l’UE ou les États pourraient-ils améliorer leur capacité à détecter et contrer ces collaborations entre crime organisé et menaces hybrides ?
L’hybridation, comme on l’a vu, ce n’est pas nouveau. L’utilisation du crime organisé par des États, c’est quelque chose qui a des décennies d’histoire, et il y a toutes les chances que cela continue. À moins qu’on arrive un jour à éradiquer complètement le crime organisé au niveau mondial, ce qui paraît illusoire, ces tactiques resteront disponibles. Et il faut garder en tête qu’on a aujourd’hui des organisations criminelles extrêmement puissantes, pas seulement les mafias, mais d’autres groupes bien installés territorialement, financièrement, et qui sont de plus en plus fluides et opportunistes. Cet opportunisme, il n’a aucune raison de disparaître : plus de deals, plus de rentrées d’argent. Et face à des acteurs prêts à tout pour de l’argent… pourquoi les États s’en priveraient ?

Le renforcement des outils de renseignement, de coopération judiciaire, ou encore la résilience des infrastructures critiques… quelles options sont les plus efficaces ?
Alors là, c’est le drame de la lutte contre la criminalité organisée depuis des décennies : la prise de conscience est toujours très lente. Une meilleure connaissance des phénomènes criminels est fondamentale, qui fait quoi, comment, pourquoi. Et comme ces organisations sont transnationales, cette connaissance doit être partagée. Tout ce qui va dans le sens d’une meilleure coopération, renseignement, judiciaire, policière, va dans le bon sens. Mais on a dépassé le stade de l’urgence : on a déjà plusieurs guerres de retard, que ce soit sur la criminalité en général ou sur ces hybridations.

Il y a un déficit énorme de moyens, surtout humains, et surtout qualifiés. En France, comme ailleurs en Europe, ça ne fait que 3-4 ans qu’on accélère les recrutements de profils cyber. Mais la cybercriminalité, elle, ne date pas de 3 ou 4 ans… On voit bien le retard.

Je pense à l’intervention de Bruno Retailleau lors de la commission sur la délinquance financière : il disait que des postes étaient ouverts mais que personne ne postulait. Est-ce une question de moyens ou de stratégie RH ?
C’est d’abord une question de moyens. Dans la lutte contre la criminalité internationale, si vous ne mettez pas les mêmes moyens que l’adversaire, vous partez perdant. Mais il y a aussi un problème de formation et d’appréhension. Prenez la lutte contre le blanchiment : elle est récente, alors que c’est le nerf de la guerre. Trop souvent, quand on ouvre une enquête criminelle, on ne fait pas d’enquête financière en parallèle. Pourtant, c’est en privant les organisations de leurs ressources qu’on peut les affaiblir durablement.

Et puis, ce sont des postes techniques, très spécialisés. Peu de gens sont attirés par l’idée de passer leurs journées à éplucher des masses de documents financiers… même si ça marche ! Regardez Tracfin ou l’Agence française anticorruption : leurs bilans sont excellents. Mais ça attire moins. Et puis il y a la question des salaires : un diplômé en informatique gagne cinq fois plus dans le privé que dans le public. Ça joue forcément.

Quand on parle de menaces hybrides et de l’imbrication de toutes les criminalités, est-ce que la focalisation sur le narcotrafic est vraiment pertinente ?
Non, parce que le narcotrafic, c’est une activité criminelle en soi, ce n’est pas une menace hybride. Bien sûr qu’il est prioritaire parce qu’il est visible, bruyant, et donc médiatisé, puis traité politiquement. Mais cette focalisation est contre-productive, parce qu’elle détourne l’attention d’autres trafics tout aussi stratégiques : armes, êtres humains, espèces protégées, contrefaçon, marchés publics truqués… Tout ça génère des profits immenses. Et qui dit profits, dit blanchiment, et donc insertion dans l’économie légale. Quand une société apparemment respectable ne fonctionne qu’avec de l’argent criminel, c’est invisible et beaucoup plus dangereux.

Peut-on dire qu’il y a une augmentation de ces phénomènes, liée au nombre d’États hostiles ou voyous ?
Historiquement, les États qui ont pactisé avec le crime organisé n’étaient pas désignés comme tels, les États-Unis, le Royaume-Uni, etc. Ce qui compte, ce sont les convergences d’intérêt entre acteurs criminels et acteurs hybrides, étatiques ou non. Aujourd’hui, ce qui rend la menace plus inquiétante, c’est l’alignement de ces intérêts avec une instabilité géopolitique, économique et financière croissante, et la puissance accrue des organisations criminelles.

Est-ce que cela concerne toutes les organisations criminelles ?
Il y a une structuration différente selon les cas. Les mafias, par exemple, sont toujours liées, d’une façon ou d’une autre, à l’État dans lequel elles prospèrent, avec ou contre lui. Mais beaucoup d’autres organisations criminelles n’ont pas atteint le stade mafieux, avec son implantation et sa structure particulière. Là, on est dans l’opportunisme pur, l’appât du gain.

Regardez le Venezuela : c’est l’exemple typique d’une alliance entre un État et des groupes criminels très territorialisés, qui opèrent en toute impunité avec la bénédiction du pouvoir. Ils servent les intérêts du régime dans un conflit frontalier. Dans ce cas, il n’y a aucune raison que la mafia calabraise, par exemple, vienne se mêler des affaires vénézuéliennes : il y a déjà, sur place, des interlocuteurs criminels efficaces et intégrés.

Menaces hybrides : les réseaux criminels sont devenus un élément clé de l’arsenal géopolitique - IRIS
Dans un contexte d’instabilité géopolitique, mais aussi de tensions économiques et politiques (Chine, Iran, Corée du Nord), la collaboration croissante entre le crime organisé et les acteurs de menaces hybrides est devenue un facteur de déstabilisation supplémentaire pour l’Union européenne (UE) et ses États membres. C’est l’une des conclusions qui ressort du dernier rapport pluriannuel d’EUROPOL sur l’évaluation de la menace que représente la criminalité grave et organisée dans l’Union européenne (EU-SOCTA). L’agence européenne de police alerte ainsi sur le fait que la présence de menaces hybrides dans certains secteurs criminels déjà très dangereux aujourd’hui s’est intensifiée, à un moment où l’instabilité géopolitique, l’érosion de l’ordre international et les attaques visant la démocratie et la sécurité aggravent la vulnérabilité des États. Des réseaux criminels servent de plus en plus de mandataires et d’intermédiaires à des acteurs de menaces hybrides, parmi lesquels la Russie, la Chine ou l’Iran qui recourent à ces pratiques en visant notamment les processus démocratiques, la cohésion sociale au sein des sociétés, le sentiment de sécurité ou l’État de droit. Ces menaces hybrides dirigées de l’extérieur englobent toute une série d’activités criminelles telles que le sabotage d’infrastructures critiques, la cybermalveillance, des campagnes de désinformation coordonnées, l’instrumentalisation du trafic de migrants, le blanchiment d’argent ou la fraude aux sanctions. Quelles sont ces activités criminelles qui présentent un fort potentiel de déstabilisation et pourquoi des États collaborent-ils plus intensément avec le crime organisé dans cette intention ?

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