Les marchés publics, terrain de jeu de la corruption locale
Élu il y a deux ans dans une commune marquée par un scandale de corruption immobilière, le maire de Saint-Jory
À l’occasion de la Journée internationale de lutte contre la criminalité transnationale organisée (15 novembre), et alors que Crim’halt vient de recevoir le Prix européen de l’enseignement innovant 2025 pour ses projets Erasmus+ formant les citoyens à la lutte antimafia, Fabrice Rizzoli, président de l’association, revient sur un combat souvent invisible. Entre plaidoyer législatif (comme la loi sur l’usage social des biens confisqués), soutien aux victimes et réseaux européens, Crim’HALT montre comment une association peut faire bouger les lignes et inspirer une mobilisation collective.
Quel est, selon vous, le rôle spécifique des associations comme Crim’HALT dans la lutte contre la criminalité organisée ?
Nous sommes le 15 novembre, date de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, dite « Convention de Palerme » et qui connait cette date ?
Je reste convaincu que la lutte contre le crime organisé est une prérogative régalienne. On comprend bien qu’arrêter des gens et les mettre en prison, ça doit rester l’apanage des juges et de leurs officiers de police judiciaire. Donc, c’est quand même un domaine où le citoyen n’a pas sa place à l’origine. Bien sûr, le citoyen doit payer ses impôts, ramasser ses déchets, ne pas être complice, et idéalement ne pas prendre de drogue. Mais le monde n’est pas comme ça.
Pour ceux qui se sentent concernés par le crime organisé, un concept très large, qu’ils en fassent des études ou qu’ils en soient victimes dans leur quartier, comme les commerçants rackettés, qu'ils soient liés à cette réalité. Une structure associative aussi hétérogène que Crim’HALT me semble adaptée. Elle permet de sensibiliser, de dire que ça existe, de communiquer dans la presse ou d’en parler entre nous, de changer les lois par le plaidoyer et d’informer. En résumé : informer, sensibiliser, plaidoyer. Trois grands axes qu’on peut décliner plus précisément. La structure associative me paraît idéale pour répondre collectivement à une menace collective.
Pouvez-vous citer un exemple concret où l’action de Crim’HALT a eu un impact significatif sur le terrain ou dans les politiques publiques ?
Sur les politiques publiques, je dirais que c’est Crim’HALT qui a obtenu la loi sur l’usage social des biens confisqués en 2021. On a été beaucoup aidés par le secteur du logement très social, qui nous a soutenus depuis 2019 et a aidé à convaincre le législateur. Mais il faut rappeler que cette loi, dite « El Haïry », n’a jamais été votée dans sa version initiale. Elle avait été adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale et au Sénat en 2019, mais le Sénat a changé, donc le texte devait revenir à l’Assemblée. Puis, le Covid a interrompu les travaux parlementaires. En janvier 2021, je découvre que, dans la navette parlementaire, la loi n’apparaît pas. Il ne manquait qu’un vote conforme.
J’ai appelé Alain Richard, sénateur que je connais, et lui ai expliqué le problème. Il a pris l’article 3 de la loi El HAIRY, l’a intégré dans un autre texte, et le mois suivant, il a été voté avec le soutien du garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti. Sans cette intervention, la loi ne serait jamais passée. Aujourd’hui, des biens confisqués au crime organisé, comme une maison à Marseille autrefois aux mains de trafiquants de cocaïne, abritent des femmes victimes de violences.
Autre exemple concret : grâce à un projet Erasmus+, nous avons envoyé des participants, dont des parents de victimes, en Italie. Ces victimes, corses ou marseillaises, ont pu rencontrer des repentis. Une victime m’a dit : « Je ne voulais pas venir, mais rencontrer un ancien tueur m’a marqué. » Ces échanges, entre des personnes qui ne se seraient jamais rencontrées autrement, renforcent leur combat commun.
Alors qu’on parle beaucoup plus du narcotrafic, quels sont les principaux obstacles rencontrés pour faire évoluer la législation ?
Il y a 15 ans, ce n’était pas le cas. Aujourd’hui, on ne parle que de ça. Il y a un avant et un après la loi sur le narcotrafic. Mais la sénatrice Nathalie Goulet le dit bien : « Il n’y a pas que le narcotrafic, il y a aussi le blanchiment et la corruption. »
Les freins sont multiples. Il y a d’abord le manque d’implication des citoyens, qui ne se sentent pas concernés s’ils ne vivent pas à Marseille, Sevran ou Ajaccio. On peut comprendre qu’ils pensent que les criminels s’entretuent entre eux. Mais le concept de « victime innocente » est là pour briser ce mur d’indifférence. Tout le monde peut être touché : un commerçant comme Rudy Bensimon, tué sur l’autoroute A1 lors d’un braquage, n’habitait même pas un quartier populaire.
Ensuite, il y a les freins institutionnels. L’État est complexe, les lois aussi. Il faut convaincre les députés, c’est normal. Mais certains combats ont été gagnés, comme la confiscation obligatoire. D’autres restent à mener. Par exemple, le ministère des Finances préfère souvent vendre les biens confisqués plutôt que de les attribuer à un usage social. En 2019, Édouard Philippe qualifiait cette idée de « gadget ». Pourtant, cette loi répond à deux problèmes : le manque d’implication des citoyens et la réutilisation des biens confisqués.
Avez-vous le sentiment que les associations comme la vôtre sont écoutées par les pouvoirs publics, ou reste-t-il un décalage entre vos propositions et leur mise en œuvre ?
Globalement, quand on arrive en tant que citoyen, on est écouté. Jérôme Mondolini, du collectif Maxime Susini avec qui on collabore, participe à ces réunions. Nous avons bénéficié d’une écoute plus importante, même si nous n’avons pas été auditionnés par la commission. Ensuite, des parlementaires comme Jérôme Durain, François Ruffin ou Nathalie Goulet nous ont soutenus. Même le Rassemblement national nous a sollicités, mais leur mission s’intitule « présence des réseaux internationaux sur le sol français », comme si le crime organisé était surtout étranger. Or, les trois quarts des trafics en France sont le fait de Français.
Nous sommes bien écoutés, et c’est plutôt récent. Cela vient de nos projets Erasmus, des collectifs antimafia corses, qui sont des relais politiques puissants. Ils connaissent bien leurs parlementaires et ont relayé nos propositions. Cela vient aussi de nos projets européens, comme RINSE, où nous avons interrogé des magistrats et organisé des webinaires. Tout cela crédibilise notre action. Crim’HALT a 10 ans, et en 15 ans de combat, les choses ont progressé. C’est un travail de long terme.
Est-ce que l’association, pour vous, est un outil, ou une plus-value par rapport à ton rôle d’expert ?
Je dirais que c’est un choix stratégique. J’étais déjà présent dans les médias comme expert des mafias, mais l’expert seul, c’est de l’ego. La télé, c’est bien pour l’ego, mais ça ne change pas grand-chose.
L’association, c’est différent. Ma vie a plus de sens quand je passe de l’expert au combat collectif. Faire changer les lois, impliquer les citoyens, mes anciens étudiants, les stagiaires… Crim’HALT aide les collectifs antimafia corses en leur donnant des pistes, puis ils agissent de manière autonome. C’est plus puissant que d’être seul.
Travaillez-vous en collaboration avec d’autres associations, en France ou à l’étranger ?
Moi, je suis un ancien d’Anticor, et ce n’était pas un hasard si Anticor, dès 2014, a été la première association en France à intégrer dans son plaidoyer l’usage social des biens confisqués, car c’est une association citoyenne. Ils avaient 1 500 membres à l’époque, 10 000 aujourd’hui, et c’est important d’avoir leur soutien quand on en a besoin, notamment pour travailler ensemble, comme dans le cas de la constitution de partie civile.
Par exemple, dans un procès contre un maire corrompu, déjà condamné définitivement avant cette deuxième condamnation, nous avons soutenu David Brugioni, membre d’Anticor à l’origine, et non de Crim’HALT. Anticor, c’est la corruption, les délits d’atteinte à la probité. Nous, à Crim’HALT, on ne fait pas ça, on n’a pas le temps, on se concentre déjà sur la criminalité organisée. En France, on ne juge pas le politicien corrompu avec le gangster dans le même tribunal, sauf rares exceptions. Donc quand quelqu’un comme Brugioni est menacé, on a tiré sur sa maison, les balles ont traversé la chambre de ses enfants, nous pensons qu’il doit être soutenu. Mais vous comprenez toute l’ingénierie d’Anticor, qui existe depuis 2001, depuis le deuxième tour contre Le Pen, la puissance de leurs avocats, leurs compétences… Nous, on vient en renfort. C’est très important d’avoir des associations comme Anticor quand on arrive à faire des choses communes, que ce soit une conférence ou autre.
Il y a aussi le collectif des familles à Marseille, extrêmement dynamique. Ils savent aller voir leurs députés, les élites de la mairie de Marseille, avec leur force de conviction et leur volonté. C’est important pour nous. Marseille, avec tous ses problèmes socio-criminels, est un terrain clé. Avant, j’y allais très peu, mais maintenant, j’y vais au moins deux fois par an pour les rencontrer. C’est capital. Nous avons sur place un membre de l’asso, très dynamique, Jolans qui fait l’interface et rencontre régulièrement les victimes.
En Europe, nos partenaires pour les Erasmus+ sont le Comitato Don Peppe Diana, d’autres coopératives, et bien sûr Libera, qui reste le modèle. Pas forcément sur le plan organisationnel, mais pour ce qu’ils ont impulsé. On ne peut pas se comparer à Libera et ses 1 600 associations, mais c’est important de garder un lien intense avec eux. Récemment, ils nous ont demandé d’emmener des victimes le 21 mars (Journée nationale des victimes innocentes en Italie. On l’a fait l’année dernière à Trapani, et c’était une très belle réussite. On va le refaire cette année à Turin, pour les 30 ans de l’usage social des biens confisqués en Italie. Il va falloir fêter ça d’une manière ou d’une autre.
Si vous aviez un message à adresser à ceux qui veulent s’engager mais ne savent pas comment ?
Tout d’abord, rejoignez Crim’HALT pour vous informer et être dans un groupe de personnes qui, malgré leurs différences, certains sont plus axés sur la corruption, d’autres sur la défense des victimes, d’autres sur la drogue, d’autres sur la criminalité organisée au sens strict, forment un bon groupe. Je voudrais signaler Crimorg.com, auquel vous pouvez avoir accès avec une adhésion privilégiée et qui est une mine d’informations. Venez essayer de trouver votre voie pour faire quelque chose avec nous.
S’impliquer dans une association, c’est compliqué : on n’a pas toujours le temps, et on est vite débordé par la technicité. Organiser une conférence, c’est dur. Organiser un moment convivial, ça prend du temps. Écrire des articles, mon Dieu, il faut qu’ils soient relus ! Je suis responsable, sur le plan pénal et civil, de tout ce qui est publié sur le site. On a François Famelli qui veut bien effectuer le travail, mais tout ça prend énormément de temps. Mais venez, venez tester !
Il y a des dates clés qu’il serait génial de faire vivre régulièrement : le 15 novembre, journée de la signature de la Convention de Palerme sur la criminalité organisée, qui est une définition fondamentale ; le 9 décembre, pour la corruption ; ou encore les journées des victimes innocentes le 21 mars. On a un énorme potentiel pour faire vivre ces dates, mais on a des difficultés à les faire inscrire, à les publier automatiquement sur LinkedIn, à envoyer un mot gentil aux victimes pour qu’on ne les oublie pas, à leur envoyer un SMS. C’est quelque chose qui peut faire la différence pour montrer que le crime organisé nous concerne tous.
Pour plus d'informations sur Crim'HALT, le projet Rinse et la Journée des victimes innocentes de Libera :


