Jeux vidéo : un nouveau champ de bataille
Longtemps considéré comme un simple divertissement, le jeu vidéo est aujourd’hui au cœur de nombreuses stratégies militaires, économiques et
Longtemps considéré comme un simple divertissement, le jeu vidéo est aujourd’hui au cœur de nombreuses stratégies militaires, économiques et idéologiques. Entre formation de soldats, outils de propagande, et détournements à des fins criminelles, ce média omniprésent soulève des questions de sécurité, de contrôle et d’éthique. Ce panorama sans fard explore les multiples usages — licites ou non — d’un secteur en constante expansion, parfois sous-estimé par les institutions. Interview de Valère Llobet, analyste, chercheur, doctorant en Défense, Relations internationales, Sécurité privée et économique
Pourquoi les jeux vidéo sont-ils devenus un terrain privilégié pour l’expression de tensions sociales, culturelles ou politiques ?
Ce qu’il faut bien comprendre, avec la problématique liée aux jeux vidéo, c’est que ce média, même s’il souffre encore aujourd’hui de l’image d’un loisir pour adolescents, a beaucoup évolué. Cette perception s’est certes améliorée au fil des années, mais le jeu vidéo reste souvent considéré comme un simple divertissement. Pourtant, en réalité, l’industrie vidéoludique représente aujourd’hui un marché absolument titanesque.
Je vous donne quelques chiffres : en 2023, les revenus mondiaux du secteur étaient estimés à 183,9 milliards de dollars, et environ un tiers de la population mondiale joue aux jeux vidéo. C’est donc devenu un loisir de masse.
Comme d’autres formes de divertissement, tels que le cinéma, le jeu vidéo peut être un vecteur de propagande, de désinformation, ou au contraire un outil pédagogique ou de formation. Il offre des potentialités uniques, souvent sous-estimées, justement parce qu’il est encore perçu comme un loisir léger destiné à un public peu adulte. Pourtant, ces problématiques sont présentes depuis les origines.
Un exemple parlant : le premier prototype de console de l’histoire, la Brown Box (1967), a été conçu par Ralph Baer alors qu’il travaillait pour Sanders Associates, une entreprise sous-traitante de la défense américaine. Ralph Baer lui-même avait servi dans les services de renseignement militaire durant la Seconde Guerre mondiale. Autrement dit, dès le départ, il existait une relation entre technologie vidéoludique et environnement militaire — comme ce fut le cas avec Internet, né des efforts de la DARPA.
Quel est l’âge de ce public ?
La question de l’âge du public est aussi révélatrice : on pense souvent que les jeux vidéo sont réservés aux jeunes. Pourtant, en France, en 2023, l’âge moyen d’un joueur régulier était de 38 ans. La génération qui a grandi avec la NES, la Super Nintendo ou la Mega Drive est aujourd’hui adulte, parfois parent. Cela a favorisé la diffusion intergénérationnelle du jeu vidéo. En revanche, pour les générations plus anciennes, notamment celles du baby boom, ce média reste souvent perçu comme marginal.
Quels types de conflits observe-t-on le plus fréquemment dans les jeux vidéo ?
Alors forcément, quand un média devient aussi massif, aussi répandu, il devient un terrain où se jouent des tensions sociales, politiques, culturelles. On le voit par exemple avec les conflits militaires récents. Ce que mon collègue Théo Claverie et moi avons observé, c’est l’émergence d’un phénomène très particulier : l’usage du jeu vidéo comme outil de désinformation. Et ce n’est pas anecdotique. C’est devenu systématique.
Le conflit qui a marqué un tournant, c’est celui du Haut-Karabakh, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. On a vu, à ce moment-là, une stratégie de communication qui reposait en partie sur des images issues de jeux vidéo, notamment ARMA 3 ou Digital Combat Simulator. Des vidéos censées montrer des frappes aériennes, des drones kamikazes, n’étaient en réalité que des scènes tirées de jeux.
Depuis ce moment-là, ça n’a fait que se multiplier. On a vu le même phénomène avec la guerre en Ukraine, puis plus récemment dans les conflits au Moyen-Orient, et même dans les tensions entre l’Inde et le Pakistan. À chaque fois, les réseaux sociaux sont remplis de vidéos fausses, créées à partir de jeux, parfois très bien faites, parfois très maladroites, mais qui sèment le doute, ou même la peur, ou l’indignation. Et comme certains de ces jeux sont de plus en plus réalistes, il devient très difficile de distinguer le vrai du faux.
Les éditeurs eux-mêmes commencent à s’inquiéter. Par exemple, Bohemia Interactive, qui développe ARMA 3, a publié un guide pour aider les gens à repérer les détournements. C’est dire à quel point le phénomène est devenu sérieux. On a aussi vu des formes de propagande assumée dans certains jeux. Je pense à Call of Duty, qui est un cas d’école. Cette série, c’est plus de 400 millions d’exemplaires vendus. Et ce n’est pas un hasard si elle raconte la guerre toujours d’un point de vue américain, avec un imaginaire très hollywoodien. Ce n’est pas juste pour divertir. Il y a d'anciens membres de la CIA qui ont intégré Activision Blizzard. Et ça se voit : dans Modern Warfare 3, par exemple, Paris est envahie par les Russes, et ce sont les Américains qui viennent sauver la France, parce que notre armée est débordée. C’est de la fiction, bien sûr, mais c’est une fiction orientée. Ce n’est pas neutre.
Dans Call of Duty: Modern Warfare II (la version de 2022) : le jeu contenait une mission dans laquelle on peut tuer un général iranien fictif nommé Ghorbani, qui rappelle clairement la mort réelle du général Soleimani. C’était une façon de rejouer cette scène. Call of Duty, c’est un message politique, c’est un narratif américain, très clair.
Et à côté de ça, on a d’autres formes de détournement plus clandestines. Des groupes extrémistes, des organisations terroristes, comme Daech ou le Hezbollah, ont utilisé des mods pour insérer leurs messages dans des jeux. Ils se servent aussi des consoles pour communiquer, stocker des fichiers, ou passer inaperçus. Il y a des cas documentés où ont été utilisés les messageries et les outils de communication vocale des jeux vidéo en ligne.
Et les services de renseignement dans tout cela ?
Les services de renseignement ne sont pas restés passifs. La NSA, la CIA, le FBI, mais aussi les Britanniques ou les Français, ont développé des moyens pour surveiller ces environnements. En France, la DNRED (douanes) et la DGSE ont également intégré cette problématique. La DGSE a même publié une offre de stage publique pour recruter des ingénieurs capables d’analyser les communications dans les jeux en ligne et de détecter des failles exploitables pour accéder aux messages échangés.
Ce qui est frappant, c’est que le jeu vidéo est en train de devenir un vrai champ de bataille symbolique. Ce n’est plus juste un décor. C’est un espace où circulent des récits, des idéologies, des tensions. Et souvent, ces tensions sont invisibles au premier regard. On croit qu’on joue. On croit qu’on est dans la fiction. Mais parfois, on est au cœur d’un discours politique, voire d’une opération d’influence.
Certains groupes terroristes, comme l'État islamique, ont également utilisé les messageries internes de jeux ou des logiciels comme Discord pour communiquer de manière discrète. Dans certains cas, des données sensibles, voire des plans d’explosifs, ont été retrouvés sur les disques durs de consoles.
Y a-t-il eu des changements avec la guerre d’Ukraine ?
Le conflit ukrainien a été un accélérateur massif de cette tendance. C’est à partir de ce moment que nous avons vraiment décidé, avec mon confrère, d’étudier le sujet. Le phénomène de désinformation via des séquences de jeux vidéo y est devenu systématique. De nombreuses vidéos issues de simulateurs ont circulé pour illustrer des soi-disant bombardements ou combats.
On peut citer l’exemple de Jack Teixeira, un jeune Américain impliqué dans une fuite de documents classifiés sur Discord, plateforme très utilisée dans le monde du jeu vidéo. Cela montre bien comment l’écosystème vidéoludique est aujourd’hui un lieu pour la guerre de l’information— qu’il s’agisse de manipulations étatiques, de propagande non gouvernementale ou d’échanges clandestins.
En fait, depuis très longtemps, les autorités militaires s'intéressent aux jeux vidéo, que ce soit pour la formation des hommes ou pour les outils — notamment les manettes. Ça peut paraître ridicule, mais en réalité, c’est très pratique pour se déplacer dans un espace en trois dimensions. Il y a beaucoup de matériel militaire, par exemple pour le pilotage de drones ou même dans des blindés, où les manettes utilisées sont soit très proches de celles des jeux vidéo, soit carrément compatibles. Parce que, tout simplement, c’est pratique : votre jeune opérateur qui va piloter un drone, avant, il pilotait un aéronef sur sa console. Donc vous lui donnez la même manette, et l’apprentissage est plus rapide.
En Ukraine, il y a eu un cas avec ce qu’on appelle le Steam Deck — c’est la console portable développée par Valve, qui permet de jouer à une grande partie de leur catalogue. Elle a été très rapidement détournée à sa sortie, par les Ukrainiens. L’objectif, en fait, c’était de connecter un Steam Deck à une tourelle, et ça permettait d’utiliser la console comme poste de tir, tout simplement, sur la ligne de front.
Quels sont les profils visés ?
On peut se demander s’il y a une recherche de profils plus vulnérables. C’est difficile à estimer. Dans tous les cas, l’objectif est massif : c’est presque du low-cost. Utiliser le jeu vidéo comme outil de communication permet de produire des séquences qui vont être publiées et repartagées. Les joueurs aguerris vont rapidement repérer qu’il s’agit d’images de jeu vidéo, mais ça permet malgré tout de saturer l’espace informationnel avec des images sensationnalistes qui attirent immédiatement l’attention.
Depuis le 7 octobre, au Moyen-Orient, on a vu énormément de séquences de jeux vidéo utilisées pour illustrer des attaques, notamment celles du 7 octobre ou le conflit en général. On retrouve souvent les mêmes logiciels, les mêmes extraits utilisés à répétition. Par exemple, après l’attaque d’Israël par l’Iran, des images de bombardement ont circulé sur les chaînes de télévision, et elles venaient de jeux vidéo.
Dans le cadre du conflit israélo-palestinien, les jeux vidéo sont utilisés depuis longtemps comme outils de propagande. Je parlais tout à l’heure du Hezbollah, mais aussi du Hamas. Il existe des jeux qui font la promotion de ces groupes. Par exemple, un jeu qui a un peu fait parler de lui : Le Chevalier de la Mosquée Al-Aqsa. C’est un jeu réalisé par un soutien du Hamas. Le joueur incarne un combattant palestinien qui attaque des soldats israéliens. Ce jeu a fait du bruit car il existe depuis plusieurs années. Il était disponible sur Steam, et son créateur a sorti une extension pour "rejouer" les attaques du 7 octobre.
Je ne veux pas rentrer dans le débat sur la violence dans les jeux vidéo, mais il faut noter la violence graphique de ce titre. On peut y éviscérer des soldats et policiers israéliens avec une tronçonneuse, brûler vifs des gens, ou en égorger en criant « Allahu Akbar ». On est clairement face à un outil de propagande. Le jeu a connu une forte hausse de popularité après le 7 octobre. Il est en libre accès : n’importe qui peut le télécharger.
Que font les éditeurs de jeux face à cela ?
Il y a, bien sûr, des moyens légaux d’interdire un jeu sur Steam, mais ça dépend des autorités et des pays. Le créateur du jeu affirmait : "Mon jeu n’est pas plus violent que Call of Duty", ce qui est discutable. Dans Call of Duty, vous tirez sur des gens, certes, mais vous n’y trouvez pas des scènes de torture explicite comme ici. Des jeux peuvent être bloqués dans certains pays, et certains États interdisent déjà des catalogues entiers.
La criminalité organisée s’en sert aussi ?
Oui, les jeux vidéo sont utilisés, principalement dans un but financier. Certains groupes criminels, ou encore terroristes, utilisent les jeux en ligne pour se financer. Beaucoup de jeux ont aujourd’hui des économies internes, des monnaies virtuelles, des objets monétisables. Tout cela peut être utilisé pour blanchir de l’argent.
Ça a été identifié, on le sait. C’est très pratique car ce sont des économies décentralisées, peu contrôlées. C’est un vrai problème pour les studios de jeux : certains jeux ont vu leur économie interne s’effondrer à cause de mauvaises décisions de gestion. Mais oui, les mafias et groupes criminels utilisent ce vecteur. Ce n’est pas marginal, ce n’est pas encore massif, mais c’est une voie de blanchiment d’argent qui existe bel et bien.
Par exemple, Tracfin — le service français de lutte contre les flux financiers illicites — mentionnait dès 2017-2018 un cas où un jeu de rôle en ligne était utilisé pour miner des cryptomonnaies à l’insu des joueurs.
Des jeux indépendants offrent-ils un contre-pouvoir ou un espace de résistance à ces représentations ?
Dans l’ensemble, la majorité des jeux et des joueurs ne posent aucun souci. Ça serait comme tenir l'attrape-cœurs et son auteur pour responsables du meurtre de John Lennon, ça serait malhonnête intellectuellement.
N’importe quel jeu avec un écosystème, une messagerie et une monnaie interne peut être détourné à des fins malveillantes. Mais beaucoup de studios luttent contre ça.
Comme les jeux populaires auprès des enfants qui peuvent aussi être détournés par des criminels sexuels. C’est un média de masse, au même titre que le cinéma, où vous pouvez avoir de tout — y compris des usages détournés.
Le jeu vidéo est devenu un média global, qui passe en partie sous les radars. Il touche un tiers de la population mondiale. Donc, forcément, il y a des dérives. Et on sent qu’il y a une prise de conscience des autorités, même si elle reste encore très timide.
A-t-on les moyens de surveiller ?
Ce serait très compliqué. Analyser toutes les conversations dans tous les jeux vidéo poserait des problèmes immenses en matière de libertés. Techniquement, ce serait presque impossible. C’est comme vouloir intercepter et analyser l’intégralité des communications téléphoniques mondiales. Et les joueurs peuvent aussi passer par des applis tierces, parler dans différentes langues, avoir leur propre vocabulaire... C’est un sac de nœuds.
Valère Llobet et Théo Claverie, "Le jeu vidéo : un nouvel espace de conflictualité", Centre français de recherche sur le renseignement
https://cf2r.org/recherche/le-jeu-video-un-nouvel-espace-de-conflictualite/
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