La haine contemporaine : miroir de nos insécurités et de notre quête d’égalité

La haine contemporaine : miroir de nos insécurités et de notre quête d’égalité
Photo by Andre Hunter / Unsplash

La haine prend une place croissante dans nos sociétés, nourrie par l’égalitarisme, la comparaison sociale et l’amplification des discours sur les réseaux numériques. Elle se manifeste par une intolérance grandissante, une rigidité des opinions et une radicalisation des échanges. Comprendre ses mécanismes psychologiques et sociaux permet d’en saisir les ressorts profonds et d’envisager des pistes pour y faire face.

Pour la sortie de son nouveau livre Pourquoi tant de haine ?, Gérard Apfeldorfer, psychiatre et psychothérapeute, membre de l’Association française de thérapie comportementale et cognitive, analyse ce phénomène en s’appuyant sur son expertise en psychothérapie et en sciences cognitives. Il décrypte comment l’envie, la rigidité mentale et le besoin de récits simplificateurs alimentent la haine, et s’interroge sur les moyens d’y faire face.

Qu’est-ce qui vous a poussé à explorer ce sujet en particulier ? 

En tant que psychiatre, on est confronté à la haine en permanence, c'est quelque chose que l'on connaît bien. Beaucoup de gens qui consultent sont possédés par la haine d'une façon ou d'une autre. C'était donc un sujet que je connaissais déjà. Il faut bien dire que cette haine atteint des sommets aujourd’hui, comparé aux 70 années précédentes où les choses étaient plutôt calmes. La deuxième moitié du XXe siècle était marquée par la guerre froide, qui, justement, restait froide. Peu à peu, les tensions se sont réchauffées, ce qui m'a amené à réfléchir. J’ai commencé à m’intéresser au sujet, et chemin faisant, je me suis aperçu qu'il n’était pas si exploré que cela, qu’il comportait encore de nombreux aspects méconnus. Cela m’a conduit à approfondir ma réflexion.

Vous parlez d’une augmentation de la haine sur une période de 70 ans, au-delà de l’influence des réseaux sociaux. Vous voyez donc cette évolution dans un cadre plus large ?

Oui, tout à fait. Je trouve que la politique se durcit. Les haines, autrefois plus contenues, s’expriment aujourd’hui beaucoup plus librement à tous les niveaux de la société. Vous avez raison de mentionner les réseaux sociaux, car ils offrent un espace où les gens peuvent exprimer leur haine bien plus facilement qu’auparavant.

Vous soulignez que le souci d’égalité, censé procéder de la justice, devient un facteur de haine qui s’auto-entretient. Pouvez-vous développer cette idée ?

L’égalitarisme est devenu une sorte d’impératif où tout le monde devrait être au même niveau. L'idée qu’aucune tête ne devrait dépasser excite l’envie, l’avidité et la jalousie d’une manière extraordinaire. Dès que quelqu’un se distingue, que ce soit par son intelligence ou sa réussite, cela génère de l’envie. Cette envie est devenue une caractéristique centrale de notre époque. Aujourd’hui, nous nous comparons sans cesse aux autres, bien plus qu’à n’importe quelle autre époque.

Donc, les réseaux sociaux, en offrant une exposition constante des vies des autres, amplifient cette montée de haine ?

Tout à fait. Autrefois, les riches évoluaient dans un monde séparé et étaient peu visibles. Aujourd’hui, ils sont exposés en permanence, non pas tant en tant que personnes – car ils ont toujours la possibilité de se cacher – mais à travers les médias, les séries télévisées, les réseaux sociaux, qui mettent en avant leur mode de vie. Cette surexposition alimente l’envie bien plus qu’auparavant.

De plus, autrefois, la société était structurée en castes. On acceptait que certains soient dans une position supérieure : par exemple, dans l’armée, seuls les nobles pouvaient devenir officiers, tandis que les autres se contentaient de grades inférieurs. Aujourd’hui, avec l’égalitarisme, tout le monde est censé avoir les mêmes opportunités.

Cela signifie que l’envie génère de la haine et que, sans cette exposition constante, nous serions plus satisfaits de nos vies ?

Ce qui nous rend satisfaits de nos vies est encore un autre sujet. Mais en effet, nous vivons une époque où l’envie prend une place prépondérante. Tocqueville avait déjà identifié ce phénomène : plus une société tend vers l’égalité, plus l’envie se développe.

Cette exposition constante suscite un sentiment d’injustice et donne à certains un sentiment de légitimité dans leur haine.

Oui, c’est exactement cela. L’idée de justice devient que tout le monde soit exactement pareil, que personne n’ait d’avantage sur un autre. L’envieux ne cherche pas tant à posséder ce que l’autre possède, mais surtout à ce que l’autre ne l’ait plus. Ce qui est intolérable, c’est le bonheur d’autrui. On ne supporte pas de voir quelqu’un d’autre heureux alors que nous ne le sommes pas.

Le traitement de cette haine repose donc sur un travail individuel, ce qui laisse les pouvoirs publics impuissants face à cette montée de la haine ?

Exactement. Le problème est d’ordre culturel et profondément enraciné dans notre civilisation, qui repose sur l’individu et l’individualisme. L’héritage du siècle des Lumières n’est pas aussi idyllique qu’on pourrait le croire. Il a favorisé une société où chacun cherche à se définir par rapport aux autres, ce qui engendre des comparaisons incessantes.

Dans les milieux criminels, la haine est un moteur d’action, notamment dans les guerres de clans, les règlements de comptes et les vendettas. Quels sont les ressorts psychologiques de cette violence ?

Pour comprendre cela, il faut revenir à une opposition fondamentale : nous avons en nous deux forces, l’attachement et l’exclusion. Nous nous attachons à des personnes (nos parents, nos amis, notre nation), à des idées et à des croyances. Ces attachements nous structurent. Mais nous nous définissons aussi par ce que nous rejetons, ce que nous haïssons.

En général, une personne équilibrée se définit aux deux tiers par ses attachements et à un tiers par ses exclusions. Donc c'est principalement l'attachement qui compte pour se définir. Mais chez certains, ce rapport s’inverse. Ceux dont les attachements sont défaillants (parce qu’ils ont connu des carences affectives ou des difficultés sociales) se construisent principalement autour de la haine. C’est très fréquent chez les terroristes, par exemple. Certains ont eu une enfance difficile, d’autres ont souffert d’une "privation relative" : ils ont cru en l’intégration, mais se sont heurtés à la réalité d’être des citoyens de seconde zone. Cela a provoqué une révolte et un rejet total de la société.

Vous parlez aussi de rigidité mentale…

Ce que certains chercheurs appellent "clôture cognitive" ou "manque de flexibilité cognitive". Les individus rigides recherchent des explications simples au monde, qui est devenu incompréhensible. Ils adhèrent donc facilement à des idéologies ou des dogmes qui leur offrent des réponses claires et simplistes. Les théories du complot, les discours religieux radicaux ou les idéologies extrêmes répondent à ce besoin.

Et un narratif aide certains à trouver une raison d’être violent ?

Le "narratif" sert à justifier la haine. Une fois qu’une personne est envahie par la haine, elle doit agir. Pour cela, elle doit déshumaniser l’ennemi. Les idéologies et les religions extrêmes permettent d’effacer toute empathie, rendant possible le passage à l’acte violent sans scrupule.

Pensez-vous qu’il soit contre-productif de censurer ces discours ?

Oui, la censure peut alimenter la haine plutôt que la freiner. L’anonymat en ligne est un facteur clé : si chacun devait assumer publiquement ses propos, il y aurait moins de dérives. Certains réseaux sociaux commencent à aller dans ce sens en supprimant la censure stricte, mais en permettant aux internautes de répondre directement aux discours haineux.

Vous soulignez également que l’absence d’engagement guerrier des nations occidentales a laissé un vide, occupé par des idéologies extrêmes. Cela signifie-t-il que nous avons un besoin fondamental de haïr ?

Ce serait une conclusion un peu simpliste, mais il est vrai que ceux qui sont dominés par la haine avaient autrefois des voies d’exutoire socialement acceptées, comme l’armée ou le mercenariat. Aujourd’hui, ces figures guerrières ont été largement effacées de l’histoire et du discours public. Or, la violence et la haine ont toujours été des moteurs puissants dans l’histoire humaine.


Pourquoi tant de haine ?: Psychologie du ressentiment, de la colère et de la violence, de Dr Gérard Apfeldorfer, ed. Odile Jacob, 19 mars 2025

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