La politisation du renseignement américain : rupture et menaces stratégiques

La politisation du renseignement américain : rupture et menaces stratégiques
Photo by Markus Winkler / Unsplash

John A. Gentry, ancien analyste de la CIA et spécialiste de la communauté du renseignement américaine, analyse une transformation majeure au sein de la communauté du renseignement des États-Unis : la politisation progressive de ses structures. Revenant sur le rôle de figures comme Barack Obama, John Brennan ou encore Donald Trump, il décrypte les mécanismes internes de cette dérive, ses conséquences sur la prise de décision stratégique, la confiance du public et des alliés, ainsi que les dangers qu’elle représente face à des adversaires comme la Chine et la Russie.

Vous avez décrit une phase sans précédent de politisation au sein de la communauté du renseignement américaine. Quels éléments illustrent, pour vous, cette dynamique ?

Il y a eu assurément quatre épisodes de politisation dans la communauté du renseignement des États-Unis. Les trois premiers étaient relativement limités, dans le sens où peu de personnes y étaient impliquées. Les épisodes récents, à partir de 2016, ont impliqué un grand nombre de personnes, y compris des informateurs, et d’anciens officiers de renseignement qui ont parlé publiquement, ce qui n’était jamais arrivé auparavant.

Il y a eu un mépris flagrant pour la norme traditionnelle du service public apolitique. Dans ce cas, des hauts dirigeants, notamment le président Obama, le directeur du renseignement national Jim Clapper et le directeur de la CIA John Brennan, ont activement encouragé cette politisation. Ils ont dit à leurs employés d’être politiquement actifs, ce qui ne s’était jamais vu. La politisation était évidente : ces gens prenaient publiquement la parole, de façon très marquée, pour critiquer Donald Trump, d’abord comme candidat, puis comme président. Et aussi, pour la première fois, parce que c’était si public, cette politisation a eu un impact sur la perception du public envers la communauté du renseignement américaine, ainsi que sur la perception des décideurs.

Pourquoi est-ce différent des épisodes précédents ? Qu’est-ce qui a changé ?

Tous les éléments que je viens de mentionner sont différents des trois épisodes précédents. Je pense qu’il y a plusieurs raisons à cela. Premièrement, pour la première fois, des dirigeants de haut niveau, en commençant par le président Obama, ont sciemment encouragé une transformation de la culture organisationnelle de l’ensemble du gouvernement fédéral, y compris la communauté du renseignement. Cela a conduit à une perception, chez les officiers de renseignement, que l’activisme politique n’était pas seulement acceptable, mais souhaitable, pour obtenir des effets politiques. Cela a fait une énorme différence.

Et je pense aussi que cela reflète une évolution des mentalités. Les jeunes, d’après de nombreux sondages ici aux États-Unis, ont des attitudes différentes de celles de ma génération : ils veulent être entendus, écoutés, avoir un impact plus tôt. Les responsables politiques ont su capter cette volonté, en disant : « Je veux que vous soyez politiquement actifs », et cela a trouvé un écho favorable, surtout chez les plus jeunes.

Quelles conséquences majeures cette politisation a-t-elle eues sur la prise de décision stratégique au sein du gouvernement ?

Le fait est que l’analyse, ce que principalement produit la communauté du renseignement, est affectée. On a un processus dans lequel le renseignement collecte des informations brutes, ensuite ces données sont analysées, puis transmises aux décideurs, principalement sous forme d’analyses. Ce qui s’est passé, c’est que les décideurs, le président, les hauts gradés militaires, etc., ont commencé, à des degrés divers, à ne plus faire confiance aux analyses, en particulier celles de la CIA. Et ce que l’on sait, grâce à de nombreuses données de sondage passées, c’est que lorsque les gens ne font pas confiance au renseignement, ils ne s’en servent pas. Et c’est dangereux. Car normalement, le renseignement aide les décideurs à prendre de meilleures décisions. Sans cette confiance, on manque des opportunités et on commet des erreurs.

Deuxième effet important : à cause des biais qui ont été introduits dans la culture organisationnelle de ces agences, il peut y avoir des erreurs d’analyse transmises en toute bonne foi aux décideurs, qui ne les reconnaîtront pas comme telles, ce qui mènera à des décisions politiques sous-optimales. Enfin, le rôle public du renseignement a changé. Autrefois, le renseignement nourrissait les débats politiques. Aujourd’hui, il est lui-même devenu un objet de débat. Ce n’est pas utile. Nous avons aussi une situation où le changement de culture organisationnelle, en particulier avec les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion, a rendu certaines décisions de personnel orientées politiquement. D’après de nombreux témoignages, cela a conduit à un affaiblissement de la force de travail. Il y a même eu certaines preuves publiques de biais, notamment dans les rapports de renseignement concernant la Chine et la Russie. C’est encore partiel, bien sûr, car beaucoup de ces informations restent classifiées. Mais il semble y avoir des biais dans les analyses sur ces deux pays.

Et comment peut-on quantifier cet affaiblissement ?

Je ne pense pas qu’on puisse vraiment le quantifier. Ce sont des problèmes qualitatifs. On peut identifier certains problèmes : voir comment des décisions mal prises en matière de recrutement ou de culture interne ont eu un impact. Mais ce qu’on ne peut pas faire, ou très difficilement, c’est prévoir les conséquences de ces décisions sous-optimales.

Ce que l’on sait, c’est que des pays comme la Russie, la Chine, l’Iran, et même certains pays européens, sont conscients de ces biais. Et ils cherchent sûrement à en tirer parti. Je ne sais pas précisément ce qu’ils voient, ni comment ils comptent exploiter ces faiblesses, mais je suis assez sûr qu’ils essaieront de le faire. Donc, en résumé : on peut identifier des problèmes concrets, mais on ne peut pas encore mesurer toutes les conséquences de ces problèmes.

Et comment percevez-vous les effets à long terme sur la confiance des alliés ? Vous avez parlé du grand public, mais qu’en est-il de l’international ?

Là aussi, c’est un vrai problème. Les sondages montrent assez clairement que le soutien du public au renseignement, qui était traditionnellement élevé, juste en dessous de celui de l’armée, mais bien au-dessus de celui du Congrès, est en train de s’éroder.

On assiste à une nouvelle vague d’opposition, cette fois autour d’un Trump version 2. Et la question de la politisation est toujours bien présente aux États-Unis. Le mot qu’on utilise beaucoup ici, c’est « la weaponization » — ou « l’arme politique » — du gouvernement, et en particulier de la communauté du renseignement. Cela continue encore. Et les gens qui ont commencé cela en 2016 sont toujours là, ils se battent pour maintenir cette orientation.

Pourquoi 2016 ? Pourquoi ce moment précis ?

Parce que c’est à ce moment-là que Donald Trump est devenu un candidat crédible à la présidence. Le premier épisode de politisation, très public, a eu lieu quand l’ancien directeur adjoint de la CIA, Michael Morell, a publié une tribune dans le New York Times, le 5 août 2016. Il y déclarait que son expérience dans le renseignement lui permettait d’affirmer que Trump n’était pas un bon candidat, et que les électeurs devaient voter pour Hillary Clinton. Sur les deux points, Morell sortait totalement de son rôle. Il portait un jugement sur la politique intérieure, ce que la CIA ne doit jamais faire, et il recommandait aux électeurs américains de voter pour un candidat. C’était inacceptable.

Dans vos travaux, vous vous concentrez beaucoup sur la CIA. Pourquoi cela, alors que d’autres agences existent aussi ?

Il y a trois raisons principales. Premièrement, il y a plus d’informations disponibles sur ce qui se passe à la CIA. Deuxièmement, la CIA est l’agence la plus importante : elle possède les meilleures capacités en matière de collecte de renseignement humain, le meilleur centre d’analyse, et c’est l’agence qui soutient directement la Maison Blanche. Et troisièmement, à l’époque des administrations Obama et Trump, les autres agences étaient relativement épargnées.

Les deux principales entités impliquées dans la politisation étaient le Bureau du Directeur du Renseignement National (ODNI) et la CIA. Cela a changé ensuite : l’un des « accomplissements » (je mets des guillemets) du président Biden a été d’étendre la politisation au reste de la communauté du renseignement, à un degré plus élevé qu’auparavant.

Quels sont les mécanismes concrets de politisation du renseignement ? Peut-on parler de types de manipulation spécifiques ?

Oui, bien sûr. Il y a deux mécanismes classiques. Le premier, et selon moi le plus important, c’est lorsque des agents du renseignement modifient leur analyse pour servir leurs intérêts personnels ou ceux de leur organisation. Ces intérêts peuvent être politiques, liés à leur carrière, ou même financiers. Le deuxième, c’est quand les décideurs politiques demandent aux agences de produire des analyses qui soutiennent leur position.

On a envie de penser que cela a déjà eu lieu aux États-Unis auparavant ?
Non, je ne pense pas. Il y a eu quelques accusations, mais rarement prouvées. Je peux penser à quelques cas : par exemple, en 1964, le président Lyndon Johnson avait demandé à ce qu’on lui produise une certaine version des faits sur la République dominicaine. Mais depuis, d’autres formes de politisation sont apparues.

Le deuxième, c’est quand les décideurs politiques demandent aux agences de produire des analyses qui soutiennent leur position. Cela a-t-il souvent eu lieu aux États-Unis ? Non, je ne pense pas. Il y a eu quelques accusations, mais rarement prouvées. Je peux penser à quelques cas : par exemple, en 1964, le président Lyndon Johnson avait demandé à ce qu’on lui produise une certaine version des faits sur la République dominicaine. Mais depuis, d’autres formes de politisation sont apparues.

Le plus large, c’est de modifier la culture organisationnelle des agences, dans un sens idéologique ou politique. En changeant la manière dont une organisation identifie les problèmes, traite les questions, juge ce qui est important ou non ; tout cela peut introduire des biais dans les résultats. Depuis la création de la communauté moderne du renseignement après la Seconde Guerre mondiale, la culture commune visait à minimiser les biais autant que possible. Ce n’est jamais parfait, les biais cognitifs existent, mais l’effort était réel.

Cela a changé sous Obama. Il a délibérément injecté sa vision du monde dans la culture des agences. Et aujourd’hui, on a des rapports publiés indiquant que la CIA, sous Obama (2009–2017), a biaisé certaines analyses, notamment sur la Russie et le programme nucléaire iranien, pour favoriser les politiques du président. Par exemple : sur la Russie, pour faciliter le « reset » des relations, et sur l’Iran, pour minimiser la menace nucléaire et rendre possible l’accord.

C’est difficile à croire qu’aucun président n’ait voulu faire ça avant. Si j’arrive au pouvoir, j’ai envie d’imposer ma vision, non ?

Je comprends votre remarque, mais il est assez clair qu’aucun président, avant Obama, n’a tenté de le faire de façon aussi directe et systémique.

Que pourrait-on faire ? Quels garde-fous institutionnels seraient nécessaires ?

Les agences de renseignement sont des structures très fermées. Il y a très peu de personnes nommées politiquement à chaque nouvelle administration. Donc les garde-fous formels sont rares, mais pas inexistants. Le plus important est le leadership. Les dirigeants ont le pouvoir et la responsabilité de restaurer la norme du service public apolitique. C’est la base. Ensuite, il faut restaurer les processus de relecture et de contrôle qualité, pour limiter les biais dans l’analyse.

Concernant les fuites : elles sont illégales. Si des gens divulguent des faits classifiés pour nuire à un adversaire politique, ils violent l’Espionage Act. Cela peut conduire à la prison. Le polygraphe (détecteur de mensonge) est souvent utilisé pour identifier les fuyards.

Enfin, il y a le Hatch Act de 1939, qui interdit aux employés fédéraux en service d’avoir une activité politique active (faire campagne, donner de l’argent, etc.). Ils peuvent voter, bien sûr, mais pas militer. Si les fuites deviennent un outil politique, alors cela peut relever du Hatch Act, mais on ne l’a pas vraiment utilisé à cette fin. Il faudrait le faire beaucoup plus.

Et si on regarde la situation actuelle, quelle est votre opinion sur l’évolution des relations entre la communauté du renseignement (IC) et les autorités d’aujourd’hui ?

C’est encore en cours. Donald Trump, à bien des égards, était tout simplement ignorant et inconscient de ce qui se passait dans la fonction publique fédérale pendant son premier mandat. Il a beaucoup appris, certaines choses correctes, d’autres peut-être moins. Pendant les années Biden, dès son arrivée en janvier, il a dit qu’il voulait changer beaucoup de choses, y compris dans la fonction publique fédérale. L’une des missions centrales confiées à ses responsables du renseignement était de s’attaquer aux problèmes idéologiques, de leur point de vue. Cela inclut les politiques DEI (diversité, équité, inclusion), mais aussi l’objectif de mettre fin à la « weaponization » du gouvernement fédéral, et, dans le cas du renseignement, à la « weaponization » de cette communauté.

Tout cela est toujours en cours. Est-ce que ce sera efficace à terme ? Il faudra voir. J’ai mentionné plusieurs fois qu’on a assisté à un changement culturel national, accéléré par le président Obama. Cela a entraîné une transformation profonde de la culture organisationnelle de la communauté du renseignement américaine, qui est désormais sujette à la politisation. Donc, selon moi, si on veut vraiment s’attaquer sérieusement au problème de la politisation, il faut changer cette culture organisationnelle. Et cela demande un effort considérable en matière de leadership, de modification des incitations internes, et d’autres réformes.

Et que pensez-vous de la récente proposition de Marco Rubio pour réorganiser la communauté du renseignement américaine ? Certaines personnes disent que c’est la même chose que ce que vous dites que Biden a fait : chacun impose sa propre idéologie.

Je suis d’accord avec pas mal de gens, surtout des partisans de Trump, qui estiment que de grandes parties du gouvernement américain sont défaillantes, et qu’il faut simplement les supprimer et les reconstruire. Mais Rubio, et d’autres aussi, disent que des réformes importantes sont nécessaires. Mon opinion personnelle et je pense que beaucoup de gens raisonnables partagent ce point de vue, c’est qu’il faut essayer de réformer avant de démanteler. Je pense que la CIA est réformable. Ce ne sera pas facile, et ce ne sera pas rapide, mais c’est possible.

Et puis on ne parle pas assez de cette possibilité : si on remplace la CIA par une nouvelle agence, rien ne garantit qu’elle sera meilleure. Donc, pour de nombreuses raisons, je pense que la réforme est la meilleure voie à suivre, tant qu’il reste une chance qu’elle réussisse. Ce n’est que si cette voie est totalement épuisée qu’on pourrait envisager une refonte totale.

Et aujourd’hui, le Congrès joue-t-il encore son rôle d’arbitre neutre ?

Le Congrès a toujours, légalement, l’autorité de supervision. On a deux commissions, une à la Chambre des représentants, et une au Sénat, créées dans les années 1970 après des controverses sur le renseignement.
Ces commissions ont pour mission de : examiner les nominations ; surveiller les budgets ; superviser les activités des agences.

Dès le départ, l’idée était qu’elles soient aussi apolitiques que possible. Bien sûr, comme dans tous les pays, les législateurs sont élus, donc intrinsèquement politiques. Mais le renseignement se fait en secret, à huis clos, donc les occasions de se mettre en scène politiquement sont limitées. On espérait donc que ces commissions seraient professionnelles, et non partisanes.

Cet espoir a été largement déçu — surtout à la Chambre des représentants. La commission « House Permanent Select Committee on Intelligence » est devenue très partisane, notamment sous la présidence d’Adam Schiff pendant le premier mandat de Trump.

Le Sénat, en revanche, reste plus équilibré, et fonctionne plutôt bien. Mais il ne peut pas tout surveiller. Et comme la commission de la Chambre s’est clairement alignée contre Trump, elle a gagné une réputation de partisanerie nuisible. Ce serait bien de revenir à l’époque où la supervision du Congrès était largement apolitique.

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