Le porno, machine à cash de la criminalité organisée
Alors que la pornographie est omniprésente sur Internet et souvent perçue comme une industrie légale et banalisée, elle cache en
Alors que la pornographie est omniprésente sur Internet et souvent perçue comme une industrie légale et banalisée, elle cache en réalité une réalité bien plus sombre. Derrière les écrans se dissimule une implication massive de la criminalité organisée, qui exploite les failles juridiques, les plateformes permissives et l’absence de contrôle politique pour générer des milliards de dollars. Prostitution, trafic d’êtres humains, blanchiment d’argent : les liens entre criminalité organisée et industrie pornographique sont nombreux, documentés, et pourtant largement ignorés. Entre laxisme des États, lobbying des plateformes et inertie politique, cette économie de l’exploitation prospère en toute impunité. Maria Mourani criminologue et spécialiste des gangs de rue, du crime organisé et de la traite des personnes, particulièrement en prostitution juvénile, revient sur les liens.
Peut-on affirmer aujourd’hui que l’industrie pornographique légale sert parfois de façade au crime organisé ?
Je vous dirais oui. Et d’ailleurs, au Québec, nous avons malheureusement une organisation, une plateforme bien connue : Pornhub. Elle a changé de nom, passant de MindGeek à Alyo. Cette plateforme a fait l’objet de nombreux scandales et de poursuites judiciaires aux États-Unis. Malheureusement, au Canada, je trouve qu’on n’a pas été assez sévère.
Cette entreprise s’est retrouvée avec une série de poursuites importantes, notamment parce qu’il y avait du contenu pédocriminel sur la plateforme, des vidéos violentes, des contenus extrêmes et des vidéos non consenties – c’est-à-dire des personnes filmées à leur insu, dont les images ont été mises en ligne. Il y avait aussi du contenu mettant en scène des femmes violées. Donc oui, on peut affirmer cela. Et j’irais même au-delà : ce n’est pas seulement l’industrie pornographique, c’est tout le monde de la pornographie, l’écosystème pornographique dans son ensemble, qui est concerné.
Avec l’émergence des plateformes et de l’intelligence artificielle, on assiste à une mutation, une banalisation extrême, une impunité flagrante. Ces grandes plateformes devraient être encadrées beaucoup plus sévèrement.
Est-ce que c’est courant ? Peut-on en mesurer l’ampleur ?
Je pense que c’est très difficile à mesurer. Mais au-delà des chiffres, dès lors qu’on trouve du contenu pédocriminel sur ces plateformes, même si les scénarios ne mettent pas forcément en scène de véritables mineurs, cela pose un problème majeur. Par exemple, les scénarios incestueux ou ceux où on prétend que la fille ou le garçon est mineur, même si les acteurs ne le sont pas, sont très populaires (step porn, ndlr).
Le consommateur de ce type de site recherche souvent du contenu juvénile, violent, non consenti. Il y a donc un problème sociétal grave. Ce qu’on constate aussi, c’est que de plus en plus de jeunes garçons – l’âge moyen est entre 10 et 12 ans, selon les pays – consomment de la pornographie. Une grande majorité de garçons, mais aussi environ 10 à 12 % de filles selon les données. Cette consommation a un impact énorme sur leur sexualité, leur rapport aux femmes, leur développement psychologique.
Il y a une dépendance qui s’installe. Et cette dépendance pousse à rechercher toujours plus, à aller vers du contenu plus dur, plus violent, plus transgressif : du contenu avec des mineurs, des viols, de la sodomie, du contenu “trash”. La pornographie isole les individus, ne favorise pas l’égalité des genres, et ne contribue pas à des sociétés plus pacifiques ou bienveillantes.
Ce n’est pas seulement un problème pour les femmes. Les jeunes garçons développent des complexes énormes, des complexes de performance. Ils pensent devoir être à la hauteur des acteurs pornos. Et je tiens à le dire : pour moi, la pornographie, c’est de la prostitution filmée. Dire qu’on tourne un film porno, c’est une manière déguisée de dire qu’on se prostitue. Et cela vaut pour les femmes comme pour les hommes.
Peut-on faire une frontière fixe entre prostitution et porno ?
Je ne parle même pas ici de tout le contenu non consensuel, impliquant des personnes exploitées sexuellement mises en ligne à leur insu. Il faut se poser des questions beaucoup plus profondes sur la pornographie elle-même. Elle est tellement banalisée et normalisée qu’on la considère comme "normale", qu’on trouve "sale" un homme qui ne consomme pas.
On fait une distinction entre prostitution forcée, travail du sexe et pornographie, mais selon moi, tout cela relève de la même chose : de l’exploitation sexuelle. Pour moi, il n’existe pas de "travail du sexe". En plus de 20 ans de carrière, je n’ai jamais rencontré quelqu’un me disant : « J’ai choisi ce métier parce que je le trouve formidable. » Il y a toujours des contraintes : socio-économiques, psychologiques, des passés de violence, d’inceste, des proxénètes.
Même dans la pornographie, les femmes que j’ai rencontrées en suivi thérapeutique me disent, au départ, en pleine « lune de miel » : « Je suis en contrôle, je voyage, je fais de l’argent, c’est glamour. » Et je les revois quelques années plus tard, avec des stress post-traumatiques majeurs. Elles me disent : « Je me suis prostituée. Je me suis proxénétisée moi-même. J’ai perdu mon corps. » Elles présentent des cauchemars, des symptômes typiques du trauma.
Dans mon échantillon, je dirais que 100 % des femmes en sont sorties traumatisées. Et d’après les témoignages d’autres collègues, seule une minorité sort sans trauma majeur. Et cela vaut aussi pour les hommes. Il faut arrêter de croire qu’il n’y a pas de proxénètes pour les hommes. Beaucoup d’hommes, parfois hétérosexuels, doivent accomplir des actes sexuels contre de l’argent. Cela va à l’encontre de leur orientation sexuelle, entraînant un double trauma.
Quels types de groupes criminels sont impliqués dans l’exploitation, que ce soit mafias, gangs de rue, réseaux transnationaux ?
Ça dépend des pays. En France, c’est assez similaire au Canada. Il y a des groupes criminels organisés, mais aussi ce que j’appelle des "indépendants" : des proxénètes qui gèrent deux ou trois filles, sans appartenir à un réseau officiel comme les Hells Angels, la mafia ou un gang. Ils sont dans l’écosystème prostitutionnel, mais pas affiliés officiellement.
Il y a aussi des femmes et des hommes qui n’ont pas de proxénète. Ce n’est pas la majorité, mais ça existe. Souvent, ils sont dans une forme d’emprise mentale, sans autre option : itinérance, toxicomanie, passé incestueux, pauvreté, etc.
La majorité des personnes sont exploitées sexuellement, soit par des gangs, soit par le crime organisé, soit par des indépendants. En France, c’est assez proche, bien que l’absence de frontières au sein de l’Union européenne facilite les flux de traite. En revanche, au Canada, la traite est principalement interne : des filles canadiennes déplacées d’une province à l’autre, voire vers les États-Unis. Peu de femmes étrangères chez nous, contrairement à la France, où l’on retrouve beaucoup de victimes d’Europe de l’Est, du Maghreb, du Nigeria, de Côte d’Ivoire, etc.
Y a-t-il des pays ou régions plus vulnérables à l’implantation du crime organisé dans la pornographie ou la prostitution ?
Oui. Et c’est très parlant : si on regarde cela sous l’angle géocriminologique, on voit que les flux de traite suivent les mêmes routes que l’esclavage. Les victimes viennent du Sud, des pays pauvres, pour alimenter les marchés du Nord, plus riches. Ce ne sont pas les mêmes routes que celles de l'immigration.
Les trafiquants font miroiter de faux contrats de mannequinat, d’aide ménagère, de travail en entreprise. On leur vend une meilleure vie. Et ces personnes deviennent des marchandises. Le système repose sur l’offre et la demande.
Le premier critère demandé par les "prostitueurs", c’est la minorité. Le marché de l’adolescent est très demandé. Rendu à 22 ans, on est considéré comme "trop vieille". Au Canada, l’âge moyen d’entrée dans la prostitution est de 14 ans. On n’a pas besoin d’aller à Bangkok pour trouver des enfants.
Deuxième critère : l’exotisme. La demande est raciste, sexiste, pédocriminelle. Au Québec, le marché est multiethnique, mais clairement axé sur l’adolescent. Dans les grandes villes, on veut de tout, mais surtout du très jeune. Dans les régions, on préfère parfois les femmes exotiques, ailleurs des femmes canadiennes-françaises. Mais la demande pour l’adolescence est constante.
Peut-on séparer pornographie et prostitution ?
Non. Ce sont les mêmes codes, les mêmes gens. Il y a une gradation. On commence souvent dans la pornographie, donc dans une prostitution filmée, et on poursuit dans la prostitution dite "non filmée", ou dans l’"escorte", qui reste de la prostitution, même si c’est dans une chambre d’hôtel luxueuse.
Les actrices porno ne durent pas longtemps. Le corps ne suit pas. La demande veut sans cesse du neuf. C’est une industrie de la nouveauté. Après un certain nombre de films, on est "trop vue", donc on passe à autre chose.
Et inversement, des femmes ayant commencé dans la prostitution passent parfois par la pornographie. Ce sont deux milieux en vase clos. On navigue entre les deux. Le consommateur, qu’il soit de pornographie ou de prostitution, cherche les mêmes choses : la pédocriminalité, l’exotisme, la domination.
Pour moi, c’est un seul et même écosystème, basé sur l’exploitation, la violence, et des rapports de pouvoir profondément inégalitaires.
Quels pays ou régions du monde sont les plus vulnérables à l’implantation du crime organisé dans la pornographie ?
Au Canada, on estime — même si c’est très difficile à évaluer — qu’entre 7 et 10 % des hommes auraient consommé de la prostitution au moins une fois. Mais quand on regarde du côté de pays comme la Thaïlande, ce chiffre grimpe jusqu’à 70 %. Vous voyez, ça dépend : dans les pays où la prostitution est légalisée, normalisée ou réglementée, les hommes consomment davantage de services sexuels.
À l’inverse, dans les pays qui ont criminalisé l’achat de services sexuels — comme le Canada, la Suède, la Norvège ou la France — si la loi est bien appliquée, comme c’est le cas en Suède et en Norvège, la consommation diminue. Car grandir dans une société où l’achat du corps humain est considéré comme criminel, illégal et contraire aux droits humains, c’est faire partie d’une culture qui valorise l’égalité. L’enfant qui évolue dans ce contexte ne deviendra pas un consommateur de corps, filmé ou non.
Donc, dans ces sociétés, la consommation baisse. Mais chez nous, au Canada, nous avons la loi… mais nous l’appliquons très mal. Et, à mon sens, la France aussi applique mal sa loi. On ne l’a pas encore intégrée dans notre culture. Il y a un travail culturel de fond à mener, un travail que les Suédois et les Norvégiens ont fait, et continuent de faire. Nous, on est vraiment en retard.
Dans ces pays, on observe qu’il reste un peu de prostitution, mais très peu. Et les hommes qui consomment ce type de "produits" — et je mets des guillemets, car je reprends leur langage — ne considèrent pas ces femmes comme des êtres humains, mais comme des marchandises. C’est la même logique que l’esclavage : à l’époque, les Noirs étaient considérés comme des produits, des sous-hommes, pas comme des êtres humains.
Les hommes qui grandissent dans une société qui comprend que la prostitution est une forme d’esclavage ou de marchandisation du corps ne consomment pas. Ceux qui consomment, ce sont ceux qui ont une problématique sexuelle. Et en Suède, ces hommes reçoivent un traitement, comme on en donne à un pédocriminel ou à quelqu’un qui a des troubles sexuels graves. Il y a des hommes pour qui la domination, la violence, sont des conditions pour éprouver du désir sexuel. Ce n’est pas la majorité des hommes, mais une minorité parmi les consommateurs de prostitution. Donc, comme dans toute forme de criminalité, c’est une minorité qui cause la majorité des dégâts.
Ce qu’il faut comprendre aussi, c’est l’hypocrisie mondiale qui consiste à distinguer entre pornographie légale et illégale. La pornographie illégale, c’est celle où il y a viol, absence de consentement ou présence de mineurs. Pour la prostitution, c’est pareil : ce serait du "travail" si c’est volontaire, et de l’exploitation sexuelle s’il y a proxénète, contrainte ou minorité. C’est ce même clivage hypocrite.
Que peut faire la politique ?
Moi, ce qui me révolte, c’est ce manque de courage politique. Parce qu’il y a des consommateurs dans toutes les sphères de pouvoir : des hommes politiques, des chefs d’entreprise, des hauts placés dans les hiérarchies mondiales, qui consomment femmes, mineurs, hommes et donc on n’agit pas. C’est pour cela qu’on discute encore aujourd’hui de pornographie et de prostitution. Parce que c’est une industrie qui génère des milliards de dollars.
La pornographie est-elle un vecteur de blanchiment d’argent pour les groupes criminels ?
Oui, c’est un vecteur de blanchiment d’argent pour les groupes criminels. Mais c’est surtout une source directe de revenus. En Allemagne, par exemple, où c’est légal, les groupes criminels sont omniprésents. À Amsterdam, c’est pareil. Tous les pays ayant légalisé la prostitution ont facilité le blanchiment d’argent sale — drogue, armes — car tout est lié : drogue, prostitution, armement. Ce sont les trois piliers du crime organisé.
Penser que la légalisation va éliminer le crime organisé, c’est une pensée magique. L’exemple du Canada avec le cannabis est parlant : la légalisation n’a pas réduit les activités des groupes criminels. Au contraire. Ils dominent toujours, vendent moins cher, plus fort, sans taxes, notamment aux mineurs, leur clientèle de base. Ils ont même ouvert des commerces à travers des prête-noms. Donc non, légaliser n’élimine pas le crime organisé.
Les forces policières ont-elles les moyens techniques et juridiques suffisants pour enquêter sur ces formes complexes d’implication criminelle dans le monde pornographique ?
Il faut d’abord que les gouvernements agissent. Ici, une sénatrice se bat depuis deux ans pour obliger les plateformes de pornographie à vérifier l’identité des utilisateurs. En France, vous avez tenté ça aussi, mais les plateformes ont fait grève, invoquant la liberté d’expression. On est dans un bras de fer.
Au Canada, cette sénatrice essaie simplement d’empêcher des enfants de 10, 11 ou 12 ans d’accéder à ces sites. Mais ça traîne, car une lobbyiste, ex-libérale, fait pression sur le gouvernement au nom d’une célèbre plateforme. Ces plateformes se croient au-dessus des lois et veulent continuer à engranger de l’argent, tout en sachant que leurs principaux utilisateurs… sont des mineurs.
Et pourquoi ? Parce qu’ils pensent se former sexuellement via la pornographie. Il y a même des parents qui pensent "bien faire" en montrant du porno à leurs enfants pour les éduquer sexuellement. Certains enfants voient du porno pour la première fois avec leur père. On leur dit "T’es une tapette si tu ne veux pas voir ça". C’est ça, le niveau de l’éducation.
Il faut cesser de tout mettre sur le dos des policiers. Ce sont les gouvernements qui doivent fournir les lois, les ressources, les moyens techniques. Les enquêtes coûtent cher, surtout sur le web. Les policiers ont besoin d’argent, d’expertise, de personnel. Et aussi de lois cohérentes.
Actuellement, la plus grande difficulté, c’est la Cour suprême. Les lobbies des "travailleurs du sexe" contestent toutes les arrestations au nom des droits et ça remonte en Cour suprême, qui est souvent complètement déconnectée de la réalité. Alors les policiers finissent par ne plus agir. Ils n’interviennent que s’il y a mineur, crime organisé ou plainte.
Pensez-vous que cela puisse venir de la population ?
Parce que les États n’ont pas le courage politique d’agir. Et peut-être parce que certains ont intérêt à ne rien changer. Ce n’est pas toujours une question électorale. La France, par exemple, a changé la loi, mais l’appliquer, c’est autre chose.
On banalise la prostitution. On dit que c’est le plus vieux métier du monde… Mais c’est faux ! Le plus vieux métier du monde, c’est l’agriculture. La prostitution, historiquement, est apparue avec l’esclavage. Et dire que quelque chose est ancien ne justifie pas son existence. Sinon, on retourne à la charrette.
La prostitution existe toujours non pas parce qu’elle est vieille, mais parce qu’elle est l’échec de l’humanité à prendre des décisions courageuses. Les seuls pays cohérents sont la Suède et la Norvège. Non seulement ils ont adopté des lois, mais ils les ont appliquées, et continuent de le faire.
Ils ont même renforcé leur législation pour inclure l’exploitation sexuelle en ligne, comme sur OnlyFans, une autre porte d’entrée dans la prostitution forcée. Ces plateformes sont dans l’impunité totale. En Suède, on agit. Ils sont cohérents, adaptent leurs lois à l’évolution des formes d’exploitation. Mais nous, en France ou au Canada, on est vraiment en retard.
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