Légalisation du cannabis : inefficace contre le crime organisé

Légalisation du cannabis : inefficace contre le crime organisé
Photo by Richard T / Unsplash

La légalisation du cannabis ne mettra pas fin à la criminalité organisée. Si elle permet une meilleure prévention des risques liés à la consommation, elle ne supprimera pas les trafics parallèles ni l’influence des réseaux criminels. Pour Clotilde Champeyrache, économiste et spécialiste de l’infiltration mafieuse, les organisations criminelles savent s’adapter aux nouvelles régulations et continueront d’exploiter les failles du système. Dans cette interview, elle décrypte les limites de la légalisation face au crime organisé et ses enjeux en matière de santé publique.

Pensez-vous que la légalisation entraînerait une transformation profonde de la criminalité, et de quelle manière ?

A priori, la légalisation n’aurait pas forcément un fort impact sur l’offre, en tout cas sur les réseaux criminels, parce que légaliser est un peu acter le fait qu’on n’arrive pas à empêcher l’approvisionnement en stupéfiants. La légalisation concernerait surtout les drogues dites, parfois à tort, « légères », notamment le cannabis (le cannabis a vu sa teneur en THC augmenter), ce qui signifie que sa légalisation impliquerait un encadrement par l’État. Or, qui dit encadrement dit régulation, et qui dit régulation dit aussi contournement de cette régulation. Le marché noir ou parallèle ne disparaît donc pas totalement, et cela ne résout pas la question de l’approvisionnement au noir.

De plus, un encadrement signifie aussi une limitation d’accès à certaines catégories de personnes : par exemple, un usage restreint aux seules fins thérapeutiques ou réservé aux personnes majeures. Ceux qui voudront s’approvisionner en dehors de ce cadre légal se tourneront vers une offre illégale. Ainsi, la légalisation ne résout pas la question du marché noir encore une fois.

Beaucoup de vos recherches portent sur l’infiltration mafieuse dans l’économie légale. Selon vous, quel est le risque que les organisations criminelles réussissent à s’implanter dans l’industrie légalisée du cannabis, comme la mocro maffia au Pays-Bas par exemple ?

Le cas hollandais est intéressant : il ne s’agissait pas d’une légalisation à proprement parler, mais d’une politique de tolérance envers les drogues dites légères, notamment à travers le système des coffee shops. Ces établissements devaient être approvisionnés par des individus ayant une production personnelle limitée, et non par des réseaux d’approvisionnement structurés. Il n’y avait donc pas, au départ, de logique d’industrialisation du cannabis.

Cependant, au lieu d’un approvisionnement artisanal, des réseaux criminels se sont emparés du trafic, la fameuse mocro-maffia, et sont montés en puissance. Ces groupes ont ensuite diversifié leurs activités, notamment en se tournant vers le trafic de cocaïne et en élargissant l’offre de stupéfiants. La montée en puissance de cette criminalité a été favorisée par la politique de tolérance, mais aussi par la logique marchande forte des Pays-Bas, où les contrôles douaniers sont limités dans les ports afin d’accélérer la circulation des marchandises.

On retrouve des problématiques similaires au Canada, notamment au Québec, où le manque d’inspecteurs pour contrôler les points de vente légaux a été un sujet de débat. Dès lors, permettre aux organisations criminelles de s’infiltrer dans l’économie légale en leur offrant des points de vente revient-il à leur faire un « cadeau » ?

C’est la question qui se pose lorsqu’on légalise une substance : il faut désigner des acteurs autorisés à la produire et la commercialiser. Deux modèles existent : soit un monopole d’État qui gère l’ensemble de la filière, soit une délégation à des acteurs privés sous réglementation. C’est dans ce second cas que l’infiltration criminelle devient un risque.

En France, La France Insoumise a proposé de légaliser certains acteurs criminels, dans l’idée d’une forme de réintégration. Toutefois, les narcotrafiquants ne vendent pas un seul produit, ne se limitent pas au cannabis. Ils sont souvent impliqués dans la distribution d’autres stupéfiants. Ce type de régularisation soulève donc d’autres problèmes.

Y a-t-il eu des enseignements positifs tirés des expériences de légalisation à l’étranger ?

Si l’objectif est la réduction de la criminalité, le bilan reste mitigé. Aucun pays n’a totalement supprimé les réseaux criminels, même pour l’approvisionnement de la substance légalisée.

Les expériences varient :

  • Du Portugal qui a choisi la décriminalisation plutôt que la légalisation. L’idée était de ne plus considérer le consommateur comme un délinquant, mais comme une personne à soigner, avec un parcours de soins proposé. Ce modèle a été très efficace pendant les dix premières années : moins de consommateurs, plus de prévention et d’aide aux personnes dépendantes. Cependant, il nécessite un fort investissement dans les structures d’accompagnement, ce qui le rend vulnérable en période de restrictions budgétaires.
  • Au Colorado qui a adopté une approche très libérale, avec une industrie privée du cannabis. Les résultats sont préoccupants : développement de trafics parallèles, augmentation de la consommation et hausse des accidents de la route et des hospitalisations liées au cannabis.

Les bénéfices économiques de la légalisation du cannabis (emplois, recettes fiscales) sont souvent mis en avant. Y a-t-il des risques économiques indirects liés à une légalisation mal encadrée ?

L’un des arguments en faveur de la légalisation est l’intérêt économique : recettes fiscales, création d’emplois... Cet argument comptable néglige toutefois la raison de la prohibition initiale. Il faut mettre en balance les revenus potentiels et les coûts pour la société : soins médicaux, accidents, vies perdues... Ce calcul est extrêmement complexe.

D’ailleurs, une forme de reconnaissance économique du trafic existe déjà : en Europe, le commerce illégal de stupéfiants est comptabilisé dans le calcul du PIB, donc pour calculer le taux de croissance. On est donc déjà dans une logique où l’impact économique du trafic est pris en compte.

Mais justifier une légalisation par des gains fiscaux pose des problèmes éthiques. On pourrait dire la même chose de la pédopornographie : cela rapporterait de l’argent, mais c’est inacceptable. Toute société doit fixer des limites à ce qu’elle autorise.

Une réglementation stricte et bien encadrée pourrait-elle éradiquer totalement l’économie parallèle ?

Non, car l’éradication totale du crime est illusoire : le crime existe parce qu’il y a des lois. Dès qu’on réglemente, il y a des contournements. L’enjeu est donc de limiter l’offre illégale et le marketing des stupéfiants. Lutter contre l’abondance de l’offre, améliorer la prévention, informer sur les dangers sans culpabiliser les consommateurs... Voilà ce qui manque en France. Les structures de soins sont insuffisantes, et la prévention est trop souvent moralisatrice au lieu d’être éducative. Elle n’aide pas les gens qui sont dans la dépendance. Il faudrait rappeler que la prohibition n’est pas qu’une interdiction, mais une protection, et qu’une loi perçue comme légitime est plus facilement respectée.

Petit rappel des concepts :

  • Prohibition : interdiction de la production, la commercialisation et la consommation d’une substance.
  • Dépénalisation : la consommation reste interdite, mais elle n’est plus punie (ou moins sévèrement, par exemple avec une simple amende).
  • Légalisation : autorisation de la production, la commercialisation et la consommation sous encadrement. L’encadrement peut être strict ou plus souple selon les modèles.
  • Libéralisation : suppression totale des restrictions, le marché est libre comme pour un produit de consommation courante.

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