Les marchés publics, terrain de jeu de la corruption locale

Les marchés publics, terrain de jeu de la corruption locale
Photo by Scott Blake / Unsplash

Élu il y a deux ans dans une commune marquée par un scandale de corruption immobilière, le maire de Saint-Jory (Haute-Garonne) a découvert l’ampleur des vides juridiques qui paralysent l’action des élus locaux. Malgré des preuves de fraude, des permis de construire illégaux et des pressions de promoteurs, Victor Denouvion se heurte à l’absence de pouvoirs concrets pour protéger sa commune. Dans une lettre adressée au Premier ministre, il dénonce un système qui abandonne les maires face aux dérives, et plaide pour des réformes urgentes.

Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire cette lettre au Premier ministre ? Quel message central souhaitiez-vous porter ?

Nous avons été élus il y a deux ans dans un contexte un peu particulier. Mon prédécesseur a été mis en examen pour corruption, avec un soupçon de détournement de plusieurs millions d’euros, notamment lié aux promoteurs immobiliers. Quand nous avons été élus, il y avait 1 500 logements qui avaient été signés par mon prédécesseur, des permis de construire que j’ai souhaité geler. Compte tenu du contexte et de l’enquête pénale en cours, tous les permis de construire étaient saisis par l’enquête financière. Du coup, on gèle tout et on verra.

Sauf que pendant deux ans, cela a été un vrai bras de fer, parce que ça n’existe pas : le maire n’a pas le pouvoir de geler un permis. Un volet administratif existe : vous faites un recours administratif contre votre voisin parce que vous ne voulez pas de son abri de jardin. Mais lors d'une procédure pénale, la condamnation peut arriver quelques années après et le juge pénal annulera le permis bien plus tard. Sauf qu’en attendant, si le permis démarre, le bâtiment sera rasé. Il y a donc un vrai vide juridique sur cette question : il serait utile, à la fois, de pouvoir geler les permis concernés par une enquête pénale, et à la fois de retirer carrément un permis de construire dont on a la preuve qu’il a été obtenu de manière frauduleuse.

Aujourd’hui, la loi permet aux maires de retirer un permis qui a été obtenu de manière frauduleuse, mais seulement si la personne qui a déposé le dossier avait l’intention de tromper l’administration. La fraude ne concerne que le demandeur, pas l’administration. Donc si demain un maire ou un agent public fraude, ou autorise un permis sur un terrain non constructible, on ne peut pas le retirer. C’est parce que la fraude ne concerne pas l’administration.

Nous avons connu les deux cas de figure : des permis concernés par l’enquête pénale, notamment un bien qui appartient à l’ancien maire et qui a été vendu à un promoteur, et un permis qui a été autorisé en zone non constructible par un promoteur qui est parti en prison. On savait qu’il y avait quelque chose qui n’était pas normal, mais nous n'avons pas pu le retirer. Et quand on a interrompu le chantier, la préfecture nous a écrit pour nous mettre en demeure, en nous demandant de retirer notre arrêté d’interruption du chantier.

C’est-à-dire que c’est à vous de récolter les preuves et de faire l’enquête en amont ?

Même pas, parce que même après l’avoir fait, nous n'avons aucun moyen juridique de mettre en œuvre quoi que ce soit, de pouvoir simplement retirer un permis entaché de fraude. Et même avec une plainte, l’administration ne peut pas. La plainte est en cours, tous ces permis sont partis à la brigade financière, ils ont été saisis, sauf que l’enquête n’est pas terminée. Donc les promoteurs viennent nous voir en disant : « Mes permis sont purgés de tout recours, je démarre le chantier. »

Est-ce que vous avez noté d’autres risques dans les marchés publics ? Est-ce que vous identifiez d’autres vulnérabilités au sein des collectivités locales ?

C’était vraiment les deux principaux sur le plan de l’urbanisme. On a finalement réussi parce qu’il y a eu un rapport de force médiatique. Il y a eu une exposition à Saint-Jory, et des promoteurs se sont retirés d’eux-mêmes en disant : « Moi, je ne veux pas de mauvaise pub, je me retire. » Donc nous avons pu purger toutes les situations. Mais c’est un retour d’expérience : je pense que deux évolutions de la loi permettraient à la fois de donner plus de pouvoir aux maires et de protéger à la fois la commune et les habitants.

Cette lettre a permis de faire avancer le dossier ?

Oui, il y a un promoteur avec lequel on est en contentieux. Pour tous les autres, la bataille correspond à des mois et des mois de travail. On recevait des menaces d’avocats, nous disant qu’ils allaient nous demander des centaines de milliers d’euros de dommages et intérêts. Ça a été un bras de fer, avec des tentatives de pression autour de moi.

Finalement, on peut noter que le risque réputationnel est la plus grosse menace ?

Clairement, dans cette expérience, oui. Parce qu’il y a eu cette exposition médiatique : le maire est allé en prison, et il y a eu un retentissement national de l’affaire. Ça a joué clairement. Mais certains promoteurs ont quand même essayé, et ils essayent encore, de forcer.

Vous recevez des pressions ?

Alors, soit des menaces directes d’avocats par rapport aux dommages et intérêts, qui mettraient la commune en difficulté, soit des pressions pour détourner les choses. On m’envoie des personnes me demandant de dire « OK » à un projet parce qu’on connaît le promoteur. J’ai eu quelques tentatives.

Et avez-vous eu un retour du Premier ministre ou du gouvernement ?

Non. J’ai eu le cabinet de Michel Fournier, ministre délégué auprès de la ministre de l’Aménagement du territoire et de la Décentralisation, chargé de la Ruralité, qui m’a juste dit qu’ils avaient bien reçu mon courrier. C’est tout. Je l’avais aussi envoyé aux parlementaires du département, j’ai eu quelques accusés de réception, entre guillemets. Mais à ce jour, je n’ai pas eu de retour concret. Après, c’était il n’y a qu’une semaine, donc je pense qu’il y a vraiment une nécessité de renforcer le pouvoir des maires dans ce domaine. C’est rare, mais ça peut arriver, des situations de corruption, que ce soit d’ailleurs des élus ou des agents publics. On a eu le cas d’une commune à côté de Saint-Jory où un agent public était corrompu. Et malheureusement, nous ne sommes pas protégés.

D’un point de vue pratique, quelle bonne pratique souhaiteriez-vous encourager au sein des communes ?

On essaie vraiment d'apporter beaucoup de transparence sur les marchés, pas seulement sur l’urbanisme. Le plus de transparence possible. Moi, c’est ce que je demande : le moindre sou dépensé, il faut toujours se dire que c’est de l’argent public. Donc ça veut dire qu’on consulte systématiquement, et c’est pénible, mais on consulte toujours trois entreprises pour être certain que ce n’est pas toujours la même, ou l’ami, ou la famille d’untel. Il y a nécessité de respecter le code de la commande publique, au moindre euro dépensé. Quand on récupère une commune en situation très délicate sur le plan financier, on s’aperçoit que 95 % des factures étaient des factures de moins de 1 000 €, qui ne rentrent pas dans le cadre de la commande publique. Donc c’est important de s’astreindre à respecter ce cadre, même quand c’est en dessous des seuils.

Est-ce que, pour vous, avoir accès aux documents pour vérifier que tout se fait dans les règles est compliqué ?

Non, nous sommes transparents. Mais pour avoir été dans l’opposition, à ma connaissance, ce ne sont pas des documents qu’on pouvait demander. On avait accès aux comptes, mais c’est tout. Nous n'avions pas accès aux différentes données qui avaient été réalisées. Et d’ailleurs, c’est après, une fois qu’on était aux manettes, qu’on s’est aperçu que le maire avait géré la commune n’importe comment. Donc le simple accès aux comptes, aujourd’hui permis à n’importe quel élu d’opposition, ce n’est pas suffisant. Après, il ne faut pas non plus tomber dans l’autre extrême. Mais oui, c’est important de pouvoir être le plus transparent possible. Je le redis, c’est de l’argent public, donc on doit pouvoir le justifier et donner un maximum d’informations aux citoyens. De plus, les comptes bruts ne sont pas toujours accessibles à n’importe quel citoyen si on les envoie comme ça.

Et comment l’État pourrait-il accompagner les communes pour sécuriser les procédures ?

Pour l’instant, il n’est pas très facilitateur, l’État, sur ces sujets-là. Je prends l’exemple de la commune qui a été victime, présumée innocente, de corruption. Je n’ai jamais eu un seul échange avec l’État sur cette question, ou d’idées. On aurait pu être une commune pilote pour mettre en place des choses qui permettent de renforcer la lutte contre la corruption, que ce soit en matière d’urbanisme ou en matière de marchés publics. Mais je n’en ai pas eu. En tout cas, on le pratique : moi, je sais que dans ce que nous mettons en place, nous sommes assez contraignants, que ce soit envers les élus ou les agents. C’est plutôt nous qui nous débrouillons tout seuls pour ne pas retomber dans les travers.

Ça a suscité des réactions de la part des autres élus et des citoyens de la commune ?

Oui, j’ai pas mal de retours. Je suis sur les réseaux sociaux, donc le cas a été pas mal relayé. Après, c’est comme l’histoire a marqué les habitants et les Haut-Garonnais, c’est un contexte un peu particulier. J’ai quand même plusieurs retours plutôt positifs. Nous aimerions que le cas dépasse les frontières du département. Le principal objet du courrier, c’était de se servir du mauvais exemple de Saint-Jory pour faire en sorte que ça ne se reproduise pas, et qu’on puisse avoir des garde-fous, donner plus de pouvoir aux maires quand ces cas de figure se présentent. Je le redis, c’est rare, mais ça peut arriver.

Quelles sont vos difficultés quotidiennes en tant que maire, toujours liées à la corruption ? Est-ce que d’autres choses ont émergé ?

Pas sur ce volet-là de la corruption, parce qu’on a mis en place tous ces outils, et je pense avoir une gestion très saine sur ce plan-là. Je m’astreins beaucoup : même quand les gens viennent, des promoteurs ou autres, et qu’ils donnent des cadeaux comme une bouteille de vin, je ne les garde pas, je la donne aux agents. Je me dis que même si c’est lourd, il faut s’astreindre à ça.

Il pourrait judicieux, peut-être, de sensibiliser plus, parce que je m’aperçois qu’on a beaucoup d’élus qui viennent du secteur privé, qui ne connaissent pas forcément les codes, qui ne voient pas forcément le mal à ce qu’une entreprise offre une place pour un match de foot et que justement nous travaillons avec cette entreprise. Je ne dis pas que ça nous est arrivé, mais je pense que quand on ne vient pas de ce milieu-là, on ne voit pas forcément le mal dans ce genre de petites attitudes. Je pense qu’une formation obligatoire de l’élu local, avec un volet de déontologie et de sensibilisation, ne serait-ce que sur la définition de la corruption ou du conflit d’intérêts, serait très importante pour que les élus en aient conscience. Moi, j’ai fait signer en début de mandat une charte de l’élu local, un peu plus poussée que celle du conseil municipal. Mais je pense qu’il faudrait aller plus loin, en tout cas sur la sensibilisation de tous les élus locaux, du simple conseiller municipal au maire.

Est-ce que vous avez constaté un rapport différent avec les administrés ?

Non, avoir vécu cette situation à Saint-Jory, avoir redressé la commune, je pense qu’on a aujourd’hui un rapport plutôt bienveillant, en tout cas de que je perçois de la part des administrés. Je dois avouer que j’ai été un peu surpris, pas étonné, mais surpris d’avoir entendu, de façon un peu marginale, le discours : « Mais bon, ils sont tous pareils, donc c’est pas très grave. » Je l’ai entendu. Mais ce que je voulais, et on verra avec la prochaine élection si on a réussi, c’était redonner un peu confiance à l’action publique. Quand on est maire, qu’on promet des choses, qu’on a des gens qui nous donnent confiance, et que derrière on trahit en étant corrompu et en se prenant des millions d’euros pour soi, pour moi, ça peut créer une vraie défiance envers l’action publique. Ça peut aussi légitimer des votes vers les populistes. Donc c’était pour moi un vrai défi : redonner confiance à l’action publique.

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