L’influence religieuse dans la politique étrangère de Trump : un angle mort stratégique

L’influence religieuse dans la politique étrangère de Trump : un angle mort stratégique
Photo by Akira Hojo / Unsplash

Alors que la religion semble s’effacer du paysage politique de nombreuses démocraties occidentales, elle continue de jouer un rôle central aux États-Unis, y compris dans sa politique étrangère. Entre lobbying religieux structuré, mobilisation électorale des évangéliques et influence directe au sein des administrations, cette dimension confessionnelle pèse sur les grandes orientations internationales du pays, notamment au Moyen-Orient.

Dans cet entretien, Marie Gayte, maître de conférences en civilisation nord-américaine à l'université de Toulon, décrypte comment cette imbrication entre foi et géopolitique s’est construite, quels groupes exercent une réelle influence, et pourquoi cette réalité reste souvent sous-estimée par les analystes internationaux.

Quelles sont les spécificités religieuses propres aux États-Unis qui favorisent l’influence de la religion dans la politique étrangère américaine ?

La religiosité reste très présente aux États-Unis, bien plus que dans la plupart des pays industrialisés. Le paradigme de la sécularisation s’y applique donc beaucoup moins que, par exemple, en France ou au Royaume-Uni. On y trouve de nombreuses organisations religieuses, des lobbies motivés par des convictions spirituelles, actifs à l’échelle nationale, et dont les idées peuvent remonter jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir.

Les responsables politiques, notamment républicains, savent qu’ils doivent capter le vote religieux – qu’il soit catholique ou protestant évangélique. Chaque composante religieuse a ses propres préoccupations en matière de politique étrangère, et les partis les intègrent pour mobiliser leur électorat. On l’a clairement vu avec Donald Trump en 2016, qui a tenu un discours très ciblé envers les évangéliques protestants. Cela s’est renouvelé en 2020, et encore en 2024.

Ces groupes sont influents, pratiquants, et bien organisés. Leurs préoccupations religieuses sont portées au plus haut niveau, notamment au sein des administrations républicaines. Sous le premier mandat de Trump, par exemple, on avait un secrétaire d’État, Mike Pompeo, évangélique assumé, et un vice-président, Mike Pence, également très engagé religieusement.

Peut-on dire que la politique étrangère de Trump a été façonnée par une vision religieuse ?

En partie oui. Sur certaines zones, comme le Moyen-Orient, c’est très clair. Prenez le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël ou les Accords d’Abraham : Trump lui-même a dit que ce geste visait à satisfaire non pas la communauté juive, mais les évangéliques protestants. Il y a eu un lobbying très intense, notamment de la part d’organisations sionistes chrétiennes. C’est aussi dans ce contexte qu’on peut replacer le plan de paix proposé au Proche-Orient pendant son premier mandat, dans lequel certaines organisations évangéliques pro-Israël ont joué un rôle direct.

Quels sont les groupes religieux ou lobbies les plus influents ?

Parmi les groupes influents, il y a Christians United for Israel (CUFI), un lobby sioniste chrétien basé sur une lecture particulière des Évangiles et de la fin des temps : selon eux, le retour du Christ passe par le rassemblement de tous les juifs en Israël. Leur influence sur la politique étrangère américaine est indéniable.

Il y a aussi la Conférence des évêques catholiques américains, qui intervient sur d'autres dossiers, comme la liberté religieuse dans le monde, une cause centrale pour les évangéliques également. Un autre acteur important est un groupe d’évangéliques protestants latino-américains, Latinos in Israel, mais qui a joué un rôle dans l’élection de 2024, en votant très majoritairement pour Trump. C’est un groupe en forte croissance démographique, de plus en plus conservateur.

C’est quoi la représentation du vote chrétien dans la population américaine ?

En termes de représentation, on compte environ 23 % d’évangéliques protestants (surtout blancs), 19 % de catholiques, 11 % de protestants issus des églises dites "mainline" (luthériens, presbytériens, etc.) et environ 5 % de protestants noirs, généralement plus progressistes. Les latinos protestants sont également en progression.

Les afro-américains, s’ils sont religieux, sont généralement évangéliques aussi, mais rattachés à des églises plus progressistes, plus concernées par les enjeux sociaux que par les questions internationales.

Depuis quand observe-t-on un lien fort entre religion et politique étrangère aux États-Unis ?

C’est un phénomène ancien, mais il prend une forme très marquée avec la guerre froide. À ce moment-là, les États-Unis se définissent comme la force du "bien", souvent associée à des valeurs chrétiennes, face au bloc soviétique perçu comme "athée". On mobilise des références religieuses, des personnalités engagées, etc.

C’est aussi le moment où les États-Unis s’engagent durablement sur la scène internationale, sans retour à l’isolationnisme. La guerre froide est donc un marqueur fort de cette imbrication entre religion et politique étrangère.

Vous avez qualifié la "nouvelle droite chrétienne" de mouvement social. Que vouliez-vous dire ?

Dans un article, j’ai analysé cette droite chrétienne comme un mouvement social au sens sociologique : avec une cause, un cadrage du discours, une stratégie. Ils se sont positionnés comme une minorité opprimée par une majorité sécularisée, mobilisant les mêmes outils rhétoriques que d’autres groupes minoritaires comme les Afro-Américains.

Leur combat porte sur des enjeux comme l’avortement, le mariage homosexuel, ou la liberté de ne pas se conformer à certaines lois fédérales, au nom de la religion. Ce positionnement peut ensuite justifier une attention particulière à la situation des chrétiens dans le monde, notamment au Proche-Orient, ou à la baisse démographique des chrétiens aux États-Unis.

Et les présidents comme Obama ou Biden ? Ont-ils aussi intégré la dimension religieuse dans leur politique étrangère ?

Oui, mais de manière différente. La loi sur la liberté religieuse internationale, votée sous Clinton, est restée en vigueur sous Bush, Obama, et Biden. Elle fait de la défense de la liberté religieuse un pilier de la politique étrangère américaine.

Mais selon les présidents, cette priorité est modulée. Avec les démocrates, comme Biden, on a vu une défense des droits des minorités religieuses, mais aussi des droits des minorités de genre. Cela crée des tensions : certains pays sont critiqués, d’autres moins, en fonction des intérêts géopolitiques.

Sous Obama, notamment avec John Kerry, il y a eu un vrai travail pour intégrer les acteurs religieux dans les discussions diplomatiques, en reconnaissant que ne pas prendre en compte le facteur religieux, dans certains contextes, conduit à des erreurs d’analyse. Mais le lobbying religieux conservateur a évidemment plus d’écho sous des administrations républicaines.

Cette influence religieuse sur la politique étrangère américaine est-elle sous-estimée ?

Oui, très clairement. C’est souvent un angle aveugle dans les analyses internationales. Soit on n’en parle pas, soit on le caricature. Pourtant, la religion est un facteur majeur dans la compréhension des dynamiques américaines. Ce n’est pas le seul, bien sûr, mais il est trop peu pris en compte.

Est-ce qu’un pape américain pourrait changer les choses ?

Un pape américain, oui, ça pourrait avoir un impact. Les catholiques américains représentent environ 20 % de la population. Ceux qui votent sont souvent conservateurs, surtout les catholiques blancs, et ont voté massivement pour Trump. Ils sont aussi en surreprésentation en politique américaine, quand on regarde la composition du Congrès ou de la Cour suprême. C’était vrai sous Biden, et ça l’est d’autant plus sous Trump.

Avec un pape américain, il serait plus difficile de rejeter ou d’ignorer ses prises de position, notamment sur des sujets comme la paix, les migrations, ou la justice sociale. Il ne serait plus possible de dire : "Ce pape ne comprend pas les États-Unis, c’est un latino." On pourrait donc imaginer un poids diplomatique accru du Vatican dans les débats américains, même si ce n’est évidemment pas garanti.

Existe-t-il une opposition institutionnelle à cette influence religieuse ?

Oui, il existe des groupes de veille, qui alertent sur les dangers de l’ingérence religieuse en politique étrangère. Certains groupes progressistes, proches des démocrates, s’en préoccupent, mais ils sont moins audibles.

Il y a eu, sous Trump, des délégations évangéliques qui agissaient quasi-officiellement, allant négocier avec des chefs d’État du Moyen-Orient. Elles avaient l’aval de la Maison-Blanche, et défendaient des priorités comme la protection des minorités chrétiennes, ou le droit de faire du prosélytisme, ce qui est central dans l’évangélisme.

Certains groupes agissent pour des raisons théologiques (les prophéties de la fin des temps), d’autres pour défendre Israël, d’autres encore pour leur droit d’évangéliser à travers le monde. La politique étrangère leur donne une légitimité, et un moyen d’agir dans ces zones difficiles d’accès autrement.

Génial ! Vous vous êtes inscrit avec succès.

Bienvenue de retour ! Vous vous êtes connecté avec succès.

Vous êtes abonné avec succès à Corruptoscope.

Succès ! Vérifiez votre e-mail pour obtenir le lien magique de connexion.

Succès ! Vos informations de facturation ont été mises à jour.

Votre facturation n'a pas été mise à jour.

Privacy settings