Meloni et la mafia : entre immobilisme et reculs

Meloni et la mafia : entre immobilisme et reculs
Photo by Michele Bitetto / Unsplash

Depuis son arrivée au pouvoir, Giorgia Meloni affiche une fermeté sécuritaire, mais reste étonnamment silencieuse face à la mafia. Le Sénat italien a définitivement adopté mercredi 5 juin le nouveau décret-loi sécurité mais il ne saurait masquer l’absence de politique antimafia cohérente. À l’heure où les mafias infiltrent les marchés publics et lorgnent sur les fonds européens, l’inaction, voire les reculs, du gouvernement suscitent une inquiétude grandissante chez magistrats, journalistes et acteurs de la société civile. Cette interview avec Tommaso Ricciardelli, écrivain, scénariste et fondateur du blog Parliamodimafia, spécialisé dans le journalisme d’investigation et les mafias transnationales, apporte un éclairage précis sur ces enjeux.

Depuis son arrivée au pouvoir, Giorgia Meloni a-t-elle adopté des mesures significatives contre la mafia ?

Non. Depuis qu'elle est au gouvernement, Giorgia Meloni n’a pris aucune mesure structurelle contre les mafias. Aucun plan national antimafia, aucun investissement exceptionnel pour renforcer les parquets ou les dispositifs dans les territoires les plus exposés.

Au contraire, de nombreuses décisions législatives vont dans la direction opposée : la suppression de l’infraction d’abus de pouvoir, par exemple, a éliminé un outil clé pour enquêter sur la corruption et le favoritisme local – une décision fortement critiquée par les magistrats et les associations. Les nouvelles règles sur les écoutes rendent plus difficiles les enquêtes complexes. Le récent « décret sécurité », enfin, concentre la répression sur les étudiants, manifestants et migrants, sans même mentionner les mafias. Sur le papier, il est question d’ordre public. En réalité, la criminalité organisée reste hors du radar.

Quelles lois ou réformes récentes le gouvernement Meloni a-t-il proposées ou adoptées pour lutter contre le crime organisé ?

À ce jour, le gouvernement Meloni n’a mis en œuvre aucune réforme globale pour lutter contre la criminalité organisée. Les normes adoptées suivent une logique sécuritaire d’urgence, sans s’attaquer au cœur du pouvoir mafieux : blanchiment d’argent, économie illégale, collusions politiques. Un exemple emblématique est le décret Caivano, adopté après des faits divers impliquant des mineurs. Ce n’est pas une loi antimafia, mais un dispositif répressif qui militarise le malaise social sans toucher aux réseaux mafieux qui prospèrent dans ces zones.

Il est aussi important d’élargir la perspective : déjà sous le gouvernement Draghi, la ministre Cartabia avait proposé une « loi bâillon » limitant la publication des actes judiciaires et l’usage des écoutes, une mesure qui a affaibli la transparence et le journalisme d’investigation, deux piliers de l’antimafia. Le gouvernement Meloni a amplifié cette tendance. Aucune mesure sérieuse sur les cols blancs, les biens confisqués ou l’éducation à la légalité. Seulement des interventions ponctuelles, une répression symbolique et une érosion progressive des outils d’enquête.

Peut-on parler d'un changement de cap dans la stratégie antimafia sous votre gouvernement ?

Non. Non seulement il n’y a pas de changement de cap, mais il existe des signes de recul. La suppression de l’infraction d’abus de pouvoir, voulue par le ministre Nordio et adoptée en 2024, a éliminé un délit utilisé pour enquêter sur la corruption dans les marchés publics, le clientélisme local, des zones grises où évoluent les clans.

En parallèle, l’abrogation du trafic d’influence illicite est également à l’étude. Introduite en 2012 pour frapper les intermédiaires du pouvoir, cette infraction a été progressivement affaiblie et pourrait désormais être supprimée. Enfin, le ministre de l’Intérieur Piantedosi a récemment déclaré vouloir « accompagner » d’autres outils au remplacement des conseils municipaux infiltrés par la mafia, un des rares instruments efficaces contre les ingérences mafieuses dans les administrations locales. Remettre en cause cette mesure, même symboliquement, sape la crédibilité de l’antimafia institutionnelle. Le résultat ? Une stratégie antimafia inexistante, déconstruite morceau par morceau.

Les instruments juridiques traditionnels tels que l'article 41-bis ou la loi Rognoni-La Torre ont-ils été affaiblis ou renforcés ?

Ni l’article 41-bis, ni la loi Rognoni-La Torre n’ont été formellement modifiés ou supprimés. Mais cela ne signifie pas qu’ils ont été renforcés. Au contraire, le climat politique autour de ces instruments est devenu plus ambigu, voire instable. Le 41-bis, régime de détention sévère pour les chefs mafieux, a suscité de vives polémiques début 2023 avec l’affaire Alfredo Cospito. Des membres du gouvernement, comme le sous-secrétaire Delmastro, ont divulgué des informations confidentielles sur les conditions de détention de Cospito, créant une fracture publique autour d’un pilier de la lutte antimafia.

Quant à la loi Rognoni-La Torre, qui permet la confiscation des biens mafieux, elle est largement négligée. Aucun effort structurel n’a été entrepris pour accélérer les procédures, soutenir les collectivités locales chargées de gérer ces biens ou favoriser leur réutilisation sociale. Ces deux piliers existent encore, mais sont de plus en plus isolés. Sans cadre normatif solide, ni investissements, ni volonté politique, ils risquent de devenir de simples symboles rhétoriques.

Qu'en est-il des financements européens et du PNRR ? Existe-t-il des mécanismes de protection contre l'infiltration mafieuse dans la gestion de ces fonds ?

Sur le papier, oui : il existe des mécanismes de surveillance, des protocoles d'accord avec l'ANAC (Autorité anticorruption), des contrôles de la Guardia di Finanza et un réseau de traçabilité des marchés publics. Mais en réalité, le système de protection du PNRR contre l'infiltration mafieuse est fragmenté, mal contrôlé et fortement exposé aux pressions locales.

L'un des outils destinés à limiter l'accès des entreprises mafieuses aux fonds publics est la liste blanche préfectorale : des listes d'entreprises qui, soumises à des contrôles antimafia, peuvent participer à des contrats et des sous-contrats dans des secteurs à risque. En théorie, elles servent à garantir la transparence. En pratique, le système de listes blanches est lent, inégal selon les territoires et trop facilement contourné par des hommes de paille et des sociétés écrans.

Par ailleurs, le nouveau Code des marchés publics, entré en vigueur en 2023 et promu par le gouvernement Meloni, a fortement mis en avant le principe de « confiance aux entreprises », réduisant les contraintes et les contrôles préventifs afin d'accélérer la mise en œuvre du PNRR. Dans un pays comme l'Italie, où le taux d'infiltration mafieuse est élevé, simplifier sans renforcer les contrôles représente un risque majeur. Cela signifie que les contrôles arrivent en retard, souvent alors que les fonds ont déjà été alloués. La faiblesse administrative est un autre problème majeur : de nombreuses municipalités, notamment dans le Sud, sont sous-dimensionnées et souffrent d'un manque chronique de personnel et de compétences techniques.

Or, ce sont précisément ces organismes qui doivent gérer une part importante des projets du PNRR. Le risque, déjà dénoncé par plusieurs procureurs et la Direction nationale antimafia, est que les mafias s'immiscent là où l'État est le plus faible, interceptant les ressources destinées à la rénovation urbaine, à la numérisation ou aux infrastructures sociales. Le gouvernement n'a pas présenté de plan structurel pour renforcer les structures de légalité dans les territoires. Il n'a pas non plus augmenté de manière significative les effectifs des préfectures, des parquets ou de la DIA, qui devraient assurer la surveillance. Les fonds du PNRR représentent une opportunité historique, mais aussi une source potentielle d'enrichissement pour la mafia. Sans une stratégie incisive et des investissements dans le contrôle territorial et la transparence, le risque qu'une partie de ces fonds soit interceptée par des intérêts criminels est loin d'être négligeable.

Des symboles significatifs ont été mis en lumière, comme l'arrestation de Matteo Messina Denaro. Faut-il la considérer comme un tournant ou un coup de pub ?

L'arrestation de Matteo Messina Denaro, après trente ans de fuite, a été un succès d'enquête d'une importance capitale, mais elle ne constitue ni un tournant ni un résultat politique du gouvernement Meloni. Elle est le fruit d'un travail long, silencieux et tenace de la justice, des forces de l'ordre et des enquêteurs antimafia. Attribuer ce mérite à la politique est une exagération, voire une véritable exploitation médiatique.

Messina Denaro n'a jamais été arrêté. Il a été arrêté alors qu'il tentait de s'échapper de la clinique La Maddalena à Palerme, où il était soigné sous un faux nom. L'idée qu'un chef se rende volontairement est contredite par l'histoire même de Cosa Nostra : de Riina à Provenzano, personne n'a jamais choisi spontanément la prison.

Un point fondamental doit alors être clarifié : Messina Denaro n'était pas le chef de Cosa Nostra. Il était le chef du district de Castelvetrano et exerçait une influence grâce à ses liens familiaux et à son capital accumulé. Cependant, après la mort de Totò Riina en 2017, la "coupole" (regroupe les principaux chefs, ndlr) n'a jamais été officiellement reconstitué. Certains mafieux, interceptés en prison, se sont même plaints que Messina Denaro ne se souciait plus de son propre territoire, signe d'un pouvoir fortement réduit. Néanmoins, le gouvernement a transformé l'arrestation en un événement symbolique à la une, sans l'accompagner de mesures structurelles. Pas de plan antimafia, pas de renforcement du parquet, pas de réforme substantielle. L'État ne vaincra pas la mafia avec des trophées, mais avec des réformes. Et sur ce front, le vide demeure évident.

La proposition de réforme de la justice du ministre Nordio suggère de revoir le rôle des procureurs et du ministère public. Existe-t-il un risque d'affaiblissement de l'autonomie des magistrats antimafias ?

Oui, le risque est réel. La réforme de la justice promue par le ministre Carlo Nordio s'inspire d'une vision « garante » qui, dans sa forme actuelle, risque de compromettre l'autonomie et l'efficacité des magistrats instructeurs, y compris ceux antimafias. L'un des points les plus controversés est l'idée de séparer les carrières des juges et des procureurs. Derrière cette proposition, récurrente depuis 1994, se cache l'intention de créer deux magistratures distinctes : l'une juge, l'autre accuse. En soi, cela ne poserait pas de problème. Mais en l'absence de réelles garanties d'indépendance du Premier ministre par rapport au pouvoir exécutif, cette réforme risque d'exposer davantage les magistrats instructeurs aux pressions politiques, notamment dans les enquêtes sensibles telles que celles sur le crime organisé, la corruption ou la collusion institutionnelle.

Parallèlement, il est question de limiter le caractère obligatoire des poursuites pénales, un principe constitutionnel qui impose aujourd'hui aux procureurs de poursuivre tous les crimes, sans pouvoir discrétionnaire. Supprimer ou atténuer cette contrainte reviendrait à donner la priorité politique aux enquêtes, avec le risque d'affaiblir les plus contraignantes, comme les enquêtes antimafia dans les zones d'ombre.

Le gouvernement Meloni a évoqué à plusieurs reprises une « réforme historique de la justice », mais le véritable enjeu réside dans l'orientation : plutôt que de renforcer la capacité de l'État à poursuivre la criminalité organisée, les propositions de Nordio semblent réduire l'autonomie des enquêteurs, au nom d'une plus grande efficacité ou d'une plus grande rapidité des procédures. Or, la lutte antimafia ne se résume pas à des procès rapides : elle se concrétise par des magistrats libres et des moyens adéquats.

Si l'on ajoute à cela les coupes dans les outils d'enquête, la réduction des écoutes téléphoniques et le manque d'investissement dans les procureurs de district, le tableau est inquiétant. La réforme Nordio, si elle est menée telle quelle, ne renforce pas la lutte antimafia. Elle la fragilise. Et dans un pays où le crime organisé est encore profondément ancré dans les institutions et l'économie, cette fragilité risque de se payer cher.

Peut-on déjà mesurer les résultats concrets de la lutte contre la mafia depuis l'arrivée de Meloni ?

Non. À ce jour, aucun résultat concret mesurable dans la lutte contre la mafia ne peut être attribué au gouvernement Meloni. Aucune nouvelle stratégie, aucun renforcement structurel des outils existants, aucun plan organique pour la combattre. Les mafias continuent d'agir sur les territoires, dans l'économie et dans l'administration publique sans que l'État n'ait fait preuve d'un véritable progrès.

Selon vous, quels seraient les trois domaines prioritaires d'une véritable politique antimafia aujourd'hui ?

Une politique antimafia sérieuse devrait commencer par le renforcement structurel de l'État, tant sur le plan répressif que social. Tout d'abord, de réels investissements sont nécessaires dans la justice et les forces de police : procureurs, DIA, police judiciaire. Trop d'enquêtes restent au point mort faute de personnel ou d'outils adéquats. Si nous voulons lutter contre le crime organisé, nous devons donner aux magistrats et aux enquêteurs les moyens de le faire.

Deuxièmement, il est essentiel d'intervenir avec détermination sur la gestion des biens confisqués. Le Plan national de réutilisation existe, mais il est sous-financé et géré par une administration lente. Nous avons besoin de procédures plus simples, de fonds directs aux collectivités locales et d'un soutien constant aux associations et coopératives qui souhaitent restituer ces biens à la communauté. Parallèlement, l'État devrait renforcer le soutien économique et juridique aux entrepreneurs qui dénoncent et résistent aux extorsions. Ceux qui refusent de payer l'argent de la protection doivent savoir qu'ils ne seront pas laissés pour compte.

Enfin, la prévention. L'éducation à la légalité doit commencer dès l'école primaire. Les enfants doivent savoir ce qu'est la mafia, pourquoi elle existe et comment la combattre avec les outils de la démocratie. Nous avons besoin d'une véritable éducation civique continue, intégrée aux programmes scolaires. Car la lutte contre la mafia est soit culturelle, soit tout simplement inefficace.

En France, on parle beaucoup de prisons de haute sécurité et de l'idée de s'inspirer de l'article 41-bis. Avec le recul, quelle a été la réponse ?

L'article 41-bis est un outil essentiel dans la lutte contre les mafias et le terrorisme. Il a été introduit en Italie en 1992, après les massacres de Capaci et de la Via D'Amelio, pour couper les liens entre les chefs détenus et leurs organisations extérieures. Son objectif est précis : empêcher les détenus de continuer à commander, à donner des ordres, à maintenir la structure criminelle à flot.
Il fonctionne. Il a fonctionné avec Cosa Nostra, avec la 'Ndrangheta, avec la Camorra et aussi avec les groupes subversifs d'origine politique ou djihadiste. Et il doit rester tel quel. En assouplir la rigueur reviendrait à rouvrir les canaux de communication entre les chefs mafieux et les territoires : une folie.

La Cour européenne des droits de l'homme a critiqué à plusieurs reprises certains aspects du régime, mais il faut le dire clairement : ces juges ne comprennent souvent pas pleinement la dynamique de la mafia italienne. Les mafias italiennes sont des organisations militaires, silencieuses et profondément enracinées. On ne peut les combattre avec des moyens ordinaires. L'article 41-bis n'est pas une vengeance, mais une prévention.

Si nous devions assouplir le régime aujourd'hui, nous risquerions de voir des individus comme les frères Graviano ou Leoluca Bagarella de nouveau sur le marché , des chefs qui n'ont jamais collaboré et qui restent des références pour les clans. En Italie, se dissocier ne suffit pas pour obtenir une réduction de peine : il faut véritablement collaborer, contribuer au démantèlement du réseau mafieux.
Le cas de Giovanni Brusca est exemplaire. Il a commis des crimes atroces : il a tué Giovanni Falcone, il a dissous le petit Giuseppe Di Matteo à l'acide, il a assassiné plus de 150 personnes. Mais il a collaboré avec l'État, il a fait arrêter des dizaines de chefs et il a contribué au démantèlement de clans entiers. C'est pourquoi il a bénéficié du programme de protection et, après plus de 25 ans de prison et quatre années d'assignation à résidence, il est aujourd'hui libre sous un faux nom.

Est-ce juste ? Est-il compréhensible qu'il soit indigné ? Bien sûr. Mais la lutte antimafia n'en a pas fini avec la « loi du talion ». Il ne s'agit pas de pardonner : il s'agit de choisir entre justice et vengeance. Mieux vaut un ancien mafieux qui a contribué à l'arrestation des chefs qu'un chef qui n'a jamais parlé et qui continue de commander depuis sa prison.

Quel est votre avis sur l'état actuel du journalisme d'investigation en Italie, notamment dans le Sud ?

Le journalisme d'investigation, en particulier celui qui traite des mafias, est aujourd'hui en grande difficulté. Les journalistes qui travaillent dans les territoires les plus exposés, notamment dans le Sud, sont souvent isolés, sous-payés et livrés à eux-mêmes face aux menaces et aux pressions. Le réseau de protection institutionnelle est faible et le réseau politique quasi inexistant. Ces dernières années, le journalisme antimafia a décliné : peu de ressources, peu d’attention éditoriale et une hostilité croissante envers ceux qui « perturbent » leurs enquêtes.

Les poursuites civiles intentées par des politiciens, des entrepreneurs ou des individus proches du crime pour intimider les journalistes sont devenues une arme systématique. Elles ne servent pas à gagner en justice, mais à épuiser ceux qui écrivent, économiquement et psychologiquement. Le paradoxe est évident : tandis que l’État réduit les outils de l’antimafia judiciaire, il ne soutient même pas l’antimafia journalistique. Or, sans journalistes libres et courageux, de nombreuses mafias continueraient d’agir dans l’ombre. La liberté de la presse n’est pas un droit abstrait. Elle fait partie intégrante de la démocratie. Et sans démocratie pleine et entière, les mafias gagnent.

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