Objets de prestige, vecteurs de blanchiment : une lecture judiciaire du luxe

Objets de prestige, vecteurs de blanchiment : une lecture judiciaire du luxe
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Blanchiment d’argent, circuits d’achat détournés, contrefaçon et réseaux sociaux alimentent un système où le luxe devient à la fois symbole de pouvoir et outil de blanchiment. À travers son expérience de terrain, Clara Phily Pichon, experte judiciaire spécialisée dans le luxe, décrypte les pratiques illégales, les failles du système et les enjeux d’une meilleure traçabilité dans un univers aussi convoité que vulnérable.

Pourquoi, selon vous, le secteur du luxe attire-t-il autant d’activités illégales ?

Je pense que c’est lié à une forme de fascination pour les grandes figures du crime, même aujourd’hui. À l’époque de Pablo Escobar, par exemple, ils avaient tous de très grosses voitures, des objets de luxe. Cela exerce une influence : les jeunes veulent eux aussi accéder à ces marques prestigieuses, mais sans forcément vouloir travailler dur pour y parvenir. Le luxe devient donc un objectif, et la criminalité, un moyen d’y accéder.

Comment ces réseaux criminels utilisent-ils les produits ou circuits du luxe pour blanchir de l’argent ou affirmer leur pouvoir ?

On ne peut pas payer plus de 1000 euros en espèces en France, donc il existe des combines. Certains vont dans des pays qui acceptent encore les paiements en espèces. Par exemple, à Monaco, on peut payer jusqu’à 30 000 € par objet ; en Suisse, c’est entre 100 000 Francs. En Allemagne aussi, certaines pratiques sont tolérées.

Et puis, il y a des maisons de luxe qui utilisent des cartes cadeaux. Une maison en particulier — que je ne citerai pas — permet ce genre de transactions. Par exemple, quatre personnes vont acheter quatre cartes-cadeaux, chacune à 1000 €, et les donner à une même personne, qui aura alors 4000 € ou 5000 € en cartes. Cela lui permet d’acheter un sac de luxe, avec de l’argent sale devenu légal, donc blanchi.

Les grandes maisons de luxe sont-elles conscientes ou complices de ces pratiques ?

D’après mon expérience — je travaille souvent avec l’État, notamment sur des enquêtes préliminaires —, quand on fait une enquête, je demande systématiquement les factures aux maisons de luxe. Pour cette maison en particulier, tout est acheté en France. Je ne porte pas d’accusation, c’est simplement mon avis, mais j’ai l’impression qu’il y a une forme de complicité. C’est leur fond de commerce après tout.

Y a-t-il des secteurs du luxe plus concernés par ces activités criminelles ?

Oui, clairement. Les montres, par exemple. Une montre est aussi un investissement : on peut l’acheter 20 000 € et, un an plus tard, elle peut valoir 25 000 €. C’est donc aussi un placement. Il y a aussi les sacs à main, qui sont très prisés.

Avez-vous observé une évolution récente de ces liens, liée à la mondialisation ou au numérique ?

Oui, il y a eu une évolution massive après le Covid, notamment avec la surconsommation de luxe. Les réseaux sociaux jouent aussi un rôle énorme : ils nourrissent ce phénomène, cette course à l’image, au paraître. Ça alimente ce fléau du luxe à tout prix. On valorise l’apparence, et cela peut influencer les jeunes. Sur certains posts d’une personne sur laquelle je travaille, on voit ses sacs Hermès, Gucci, sa montre Audemars Piguet sur Instagram. Il faudrait sensibiliser ces jeunes, afin qu’ils évitent de montrer les choses.

Quelles sont les principales difficultés pour établir un lien entre un bien de luxe et une activité criminelle ?

Ce n’est pas forcément compliqué, c’est souvent la police qui fait les enquêtes initiales. Moi, j’interviens plutôt au moment des perquisitions et j’entre en contact avec les maisons mères de luxe. Par exemple, lorsqu’on interpelle une personne, je vais fouiller les dressings, les cachettes, etc. On cherche de l’argent, de la marchandise. Je travaille surtout avec les services contre les stupéfiants. Les enquêteurs savent déjà à quoi s’attendre, car on observe souvent les mêmes types de produits : sacs, vêtements, accessoires de luxe.

La confiscation obligatoire est-elle vraiment appliquée ?

Pas systématiquement. Nous ne sommes pas nombreux à exercer le métier d’expert dans le secteur du luxe. Ce n’était pas un métier qui était connu. Je pense que la prise de conscience est récente. Les magistrats ne s’intéressaient pas forcément au blanchiment d’argent dans le secteur du luxe, jusqu’à récemment. Certaines juridictions comme Aix-en-Provence commencent à s’y intéresser. M. Darmanin pousse aussi en ce sens.

Pourtant, ce serait efficace : sinon, même après la prison, les criminels sortent et retrouvent leur argent et leurs biens. Ils s’en moquent qu’on leur prenne les stupéfiants. Mais ils n’aiment pas qu’on leur confisque leurs produits de luxe.

Et aussi, il manque encore de moyens. Je travaille un peu partout en France — pour Aix, Marseille, Bordeaux, Rennes… — et on commence à voir l’intérêt que cela représente, y compris financièrement pour l’État. Je suis aussi experte auprès de l’AGRASC. Nous ne sommes vraiment pas nombreux.

Les circuits logistiques (transport, douanes) sont-ils des points critiques pour les enquêtes ?

Oui. Il y a des points stratégiques. Beaucoup de produits transitent vers les Émirats arabes unis. Les produits sont facilement dissimulables. Une montre ou un sac à main peut se cacher facilement, contrairement à une grosse somme en espèce. À la douane suisse, par contre, on vous demandera la facture — surtout pour les montres. Mais en général, il y a peu de contrôles.

Principalement les Émirats, mais aussi l’Asie. Il y a aussi le problème de la contrefaçon. On a vu le cas d’un faussaire très actif depuis la Thaïlande. J’ai eu certaines de ses montres entre les mains : elles étaient parfaites, indétectables sans expertise poussée. C’est une énorme faille. La contrefaçon est un fléau colossal, notamment depuis l’Asie.

Y a-t-il eu une prise de conscience sur cette question ?

Oui, surtout dans certains pays comme le Japon, qui est très strict sur la contrefaçon. Mais en Thaïlande, en Chine… on continue d’en recevoir beaucoup, parfois cinq par jour.

Observez-vous de nouveaux types d’investissements dans le luxe ?

Oui, beaucoup dans les sacs à main et, de plus en plus, les baskets. Mais les sacs à main restent un vrai investissement.

Quels outils juridiques ou technologiques seraient à développer en priorité ?

Il faudrait renforcer la traçabilité, lutter plus efficacement contre l’escroquerie à la carte bancaire, et surtout ne pas sous-estimer les ventes de seconde main, qui permettent parfois de blanchir l’argent.

L’univers du luxe prend-il conscience de sa vulnérabilité ?

Cela dépend des groupes. Certains sont très ouverts et d’autres très fermés. Mais certains préfèrent fermer les yeux. Car sans ces clients, la maison de luxe s’effondre. Si je demande une facture, ils ne veulent absolument pas répondre. C’est leur fonds de commerce.

Pensez-vous que le luxe est un vrai outil de blanchiment, ou juste un symbole de pouvoir ?

C’est les deux. J’appelle cela la glamourisation du gangster. Dans la criminalité, plus on montre ce que l’on a, plus on affirme son pouvoir. C’est l’image du narcotrafiquant opulent, comme dans la série Narcos. Certaines femmes incarcérées me montraient les factures : elles avaient acheté des sacs en maison de luxe, puis les avaient revendus sur des plateformes comme Vinted. On achète avec de l’argent sale, on revend, et l’argent devient propre.

Les cryptoactifs jouent-ils un rôle ?

Très peu dans mon domaine. C’est plus la brigade financière qui s’en occupe. Il y en a sûrement, mais moi j’en vois très peu. En boutique, à l’époque, certains clients voulaient payer avec de la crypto, mais ce n’était pas très fréquent.

Quel regard portez-vous sur l’évolution du rôle des experts judiciaires ?

On commence à avoir une vraie place. On voit des experts parler à la télévision, ce qui est positif. Avant, je ne pensais pas qu’on pouvait être expert dans le luxe. Mon grand-père était médecin légiste, donc c’était logique pour lui en tant que médecin. Mais aujourd’hui, je suis un peu l’ovni du secteur. J’ai été bien accueillie par les magistrats. Mais on n’est pas encore assez valorisés. Pourtant, sans nous, certaines enquêtes ne pourraient pas aboutir — que ce soit en psychiatrie, en balistique ou dans mon domaine.

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