Quand la mode habille le crime : fast fashion, luxe et mafias

Quand la mode habille le crime : fast fashion, luxe et mafias
Photo by Chris Reyem / Unsplash

Loin du cliché d'une mainmise exclusive de la mafia chinoise sur l'industrie textile italienne, c’est un réseau complexe de mafias — chinoises, italiennes, nigérianes, pakistanaises — qui se partage le territoire et les profits. À Prato, capitale historique du tissu, la mode n’est plus qu’un écran derrière lequel se nouent exploitation humaine, contrefaçon, trafic de déchets, prostitution et blanchiment. Un système tentaculaire où les grandes marques ferment parfois les yeux, et où chacun joue sa partition dans un chaos organisé. Dans cet entretien, l'historienne Audrey Millet, spécialiste de l'industrie textile, revient sur les réseaux mafieux qui gangrènent le secteur, aussi bien dans le luxe que dans la fast fashion.

Quelle est la part de Prato dans l’industrie textile aujourd’hui ?

Après l’ère de Mao, les Chinois ont délocalisé chez nous et en Italie. Ils ont appris nos techniques, nos savoir-faire, et ensuite ils ont renvoyé chez eux notre production. Dans les années 80, les Wenzhou sont arrivés à Naples. À l’époque, Naples était une sorte de no man's land. Les mafias ttaliennes leur ont dit : « Bon, écoutez, vous êtes gentils, mais trouvez un autre endroit. On peut travailler ensemble, mais pas ici. »

Prato est une cité textile qui date du XVe siècle, spécialisée dans ce qu’on appelle les « chiffons », donc le textile recyclé. Avec l’arrivée de la fast fashion, les Chinois ont racheté tous les outils de production, toutes les machines. Les Italiens ont vendu parce que l’économie allait déjà mal et ils ont cédé leurs moyens de production. Ensuite, les Wenzhou ont fait venir des milliers de leurs compatriotes, légalement ou illégalement, selon les cas. Et ils ont instauré un système où les ouvriers dorment, mangent, vivent dans l’usine. Certains sont restés 20 ans sans quasiment sortir. Ce sont eux qui fabriquent les vêtements.

Évidemment, tout cela génère des déchets. Il existe un véritable système de trafic de déchets textiles. Des usines de recyclage fantômes, des usines d’étiquetage où l’on colle n’importe quelle marque sur les vêtements. Et pour se débarrasser des déchets, on file quelques billets à un migrant sans-papiers pour qu’il les dépose dans les collines toscanes, au milieu des champs. Résultat : on retrouve du mercure dans les pâtes. C’est un circuit infernal.

Quelle est la place de la mafia italienne dans tout cela ?

Dès le départ, il y a eu un accord tacite avec la Camorra. Les clans leur ont dit : « Ok, vous pouvez vous installer, mais pas ici. Vendez vos contrefaçons ailleurs. » Les mafias traditionnelles comme la Camorra ou la 'Ndrangheta étaient plus intéressées par la drogue. Mais ce système chinois a été toléré parce que « ça rapportait ».

Aujourd’hui, les criminels chinois contrôlent aussi les étiquettes, les marques bidon, le faux recyclage. Ils envoient des migrants ou des Pakistanais gérer les entrepôts. On loue un entrepôt, on le remplit de déchets, puis on disparaît. Ensuite, le propriétaire découvre qu’il est plein de textiles, de produits chimiques, au milieu des champs de blé.

Qu’en est-il de la mafia nigériane ? Quel rôle joue-t-elle dans cette chaîne d’exploitation ?

Petit à petit, les mafias traditionnelles ont passé le relais aux réseaux plus violents, comme les cults africains. Ce ne sont pas des mafias structurées, mais des groupes très violents, désorganisés, qui se chargent du sale boulot : prostitution, trafic d’êtres humains, mules pour la drogue... Ils font venir des migrants qui servent de passeurs ou de travailleurs forcés.

Ils jouent un rôle central dans la traite des femmes, notamment nigérianes. Ce sont souvent des "madames", qui viennent dans les villages, promettent du travail, une carrière de mannequin. Comme ce sont des communautés très soudées, les filles font confiance : elles pensent qu’elles vont réussir, qu’elles vont pouvoir aider leur famille. Mais en réalité, elles tombent dans la prostitution à Milan ou ailleurs.

Certaines sont recrutées pour des trafics d’organes. Il y a des flux financiers qui partent vers Atlanta, où des cliniques sont soupçonnées d’avoir acheté illégalement des organes d’enfants. On a perdu trace de nombreux mineurs isolés en Sicile.

Les grandes marques de mode (même italiennes) sont-elles conscientes de ce qui se passe dans leur chaîne de sous-traitance ?

Les grandes marques savent. Armani, par exemple, a été pointée du doigt. Un rapport interne existait depuis 6 mois, montrant que les usines sous-traitantes n’avaient pas les machines suffisantes pour produire les sacs. Ce rapport concernait une usine à Milan, tenue par des Wenzhou. Même chose pour Dior, qui a récemment été condamnée à une amende.

Peut-on dire que l’industrie du fast fashion alimente indirectement cette exploitation ?

Oui. Il faut aller vite, produire pas cher. J’ai vu des vêtements fabriqués à Prato que j’ai retrouvés deux mois plus tard en magasin, à Paris. Tout le système est pensé pour accélérer la chaîne d’approvisionnement : du vêtement sorti d’usine directement à Paris, sans plis, prêt à vendre. Ils ont la production, la flotte maritime, les entrepôts à Aubervilliers ou Marseille. Il ne leur manque que le transport terrestre et c’est là que la guerre commence.

Vous parlez d’une guerre entre clans ?

Oui, récemment il y a eu une bombe à Paris, et une autre à Barcelone. Ce sont des clans chinois qui se disputent le contrôle de la logistique, du transport, des entrepôts. Ce ne sont pas des gens visibles : ils sont discrets, mais très violents. On parle de meurtres à la machette, de règlements de comptes discrets. Ils sont très nombreux, et personne ne s’en mêle.

Que font les autorités italiennes pour lutter contre cette traite ? Sont-elles réellement efficaces ?

Les procureurs commencent à s'y intéresser sérieusement. D'ailleurs, un procureur antimafia de Prato va se pencher sur la question. Il existait déjà, mais maintenant, ils s'y mettent vraiment.

Cela dit, le vrai problème vient aussi de la loi italienne : elle permet d’ouvrir et de fermer des entreprises très facilement, presque sans contrôle. Et ça, à mon avis, ce n’est pas près de changer.

Quels sont les profils des personnes victimes de traite dans ces ateliers clandestins ?

On pourrait même trouver des équivalents en France, des formes d’exploitation ou d’organisation similaires. Ça se passe surtout autour des ports, là où on a besoin de main-d'œuvre disponible et bon marché.

Et "l’embauche", entre guillemets, se fait comme toujours : on utilise ceux qu’on peut exploiter facilement, des personnes vulnérables. Du côté chinois, ce sont souvent des gens venus de la campagne, sans ressources, à qui on fait croire qu’ils pourront envoyer de l’argent à leur famille.

Il y a aussi des Africains, par exemple des personnes arrivées illégalement en Italie, qui vont faire la queue à la préfecture pour demander leur régularisation. Et là, par hasard, une femme chinoise arrive, discute avec eux : "Tu galères ? J’ai du travail pour toi."

Et l’Union européenne ? Quel rôle joue-t-elle dans tout ça ?

L’Europe finance des programmes, mais concrètement, elle forme surtout les Libyens à repousser les migrants. Paradoxalement, ces derniers arrivent quand même. On a besoin de main-d’œuvre bon marché. Même Giorgia Meloni l’a reconnu l’été dernier, à Turin : sans travailleurs étrangers, pas d’industrie.

En Italie, on peut ouvrir une entreprise le lundi, la fermer le mardi et en rouvrir une autre en face. Tout est fait pour contourner les règles. Et puis, les banques chinoises se sont installées. Le blanchiment passe aussi par là.

Et Prato aujourd’hui ?

Prato change à vue d’œil. Un peu partout, toutes les villes autour de Prato sont des villes-dortoirs ou des villes-usines. Il y a 9 ans, les Chinois rasaient les murs. Aujourd’hui, après le Covid, ils sont dans la rue, bien habillés, avec leurs enfants. Ils fréquentent les restaurants gastronomiques. C’est l’embourgeoisement de la mafia. Contrairement aux Africains, ils arrivent en famille, avec femmes et enfants. Ils ont pris racine.

Les Pakistanis et Bangladais, eux, que font-ils ?

Ils sont là pour exécuter les ordres. Ce sont les contremaîtres, ceux qui gèrent les bennes, les déchets, les premières lignes. Ils travaillent pour 30€ les 12h. Les Wenzhou ne veulent plus être visibles, alors ils délèguent à des groupes qu’ils estiment « fiables ».

L'odyssée d'Abdoul : Enquête sur le crime organisé, de Audrey Millet

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