Sarkozy-Libye : un verdict historique

Sarkozy-Libye : un verdict historique

L’affaire Sarkozy-Libye marque un tournant historique dans la lutte contre la corruption en France : pour la première fois, un ancien président de la République est condamné pour corruption. Pour Sherpa, qui se bat depuis plus de dix ans pour que cette affaire soit jugée, ce verdict est une avancée majeure, mais aussi un rappel brutal des défis persistants : indépendance de la justice, restitution des fonds spoliés à la population libyenne et responsabilité des intermédiaires financiers qui ont permis ces flux illicites. Matthieu Attia, chargé de contentieux et plaidoyer de l'association Sherpa, analyse les enjeux d’un procès qui dépasse largement le cas Sarkozy.

Une première réaction : est-ce que ce jugement correspond aux attentes de Sherpa ?

Cette condamnation ne constitue pas une surprise au regard d’un dossier particulièrement riche en éléments. Les qualifications retenues par le Tribunal ouvrent néanmoins la voie à une analyse juridique intéressante.

Le Tribunal admet en effet l’existence d’une entente structurée en vue de préparer et de commettre le délit de corruption passive. Autrement dit, il reconnaît la volonté du clan Sarkozy de se livrer à des pratiques corruptives, en établissant les liens entre Claude Guéant, Brice Hortefeux et Nicolas Sarkozy, ainsi que l’existence de contreparties identifiées, notamment autour de la question du nucléaire civil et de la situation judiciaire d’Abdallah Senoussi. Cette analyse repose sur des indices graves, précis et concordants relevés par la juridiction, qui établissent la réalité de cette préparation concertée.

Ce qui retient particulièrement l’attention, c’est que, si le Tribunal a retenu l’association de malfaiteurs en vue de préparer la corruption passive à l’encontre de Nicolas Sarkozy, il n’a en revanche pas pu caractériser le délit de corruption passive lui-même. Cette limite s’explique par le fait que Nicolas Sarkozy n’était pas dépositaire de l’autorité publique au moment des faits reprochés. Le fait de s’appuyer sur l’association de malfaiteurs permet donc au Tribunal de contourner l’impossibilité de retenir la corruption passive elle-même, tout en sanctionnant l’existence d’un projet criminel organisé et d’une entente visant à la préparer.

Quelles sont les prochaines étapes pour l’association Sherpa ?

Sherpa restera attentive en cas d’appel, qui pourrait être interjeté par les prévenus et/ou par le ministère public. Nous restons également attentifs aux confiscations prononcées par le tribunal, car nous souhaitons savoir ce qu’il adviendra de ces fonds. Nous voulons notamment voir si le mécanisme de la loi de 2021 pourrait être sollicité pour entraîner une restitution à la population spoliée, en l’occurrence la population libyenne.

Par rapport à la réaction de Monsieur Sarkozy, qui affirme que « cette injustice est un scandale », est-ce que vous avez quelque chose à ajouter ?

Cette déclaration s’inscrit dans la continuité de ce que Monsieur Sarkozy a déclaré tout au long du procès, et même durant l’instruction : remettre en question l’indépendance de la justice et présenter cette affaire comme politique, alors qu’il s’agit bel et bien d’une affaire judiciaire.

Est-ce que ce jugement correspond à un tournant pour vous dans la lutte anticorruption ?

Oui, forcément. Grâce à la médiatisation de cette affaire, elle démontre que nul n’est au-dessus des lois, peu importe son statut ou ses fonctions. C’est un précédent fort, notamment parce que Nicolas Sarkozy a écopé d’une peine de prison ferme avec un mandat de dépôt différé, ce qui témoigne de la gravité des faits qui lui sont reprochés. Par conséquent, il s’agit d’un précédent marquant en matière de lutte anticorruption et contre les atteintes à la probité.

Quels sont, selon Sherpa, les principaux enjeux juridiques et politiques de l’affaire Sarkozy-Libye, notamment en matière de corruption et de financement illicite ?

L’affaire Sarkozy-Libye est historique à plus d’un titre. C’est la première fois qu’un ancien président de la République française est jugé pour des faits de corruption liés à un régime étranger, en l’espèce, avec un dictateur notoire en la personne de Mouammar Kadhafi. Cela donne à ce procès une portée symbolique considérable : il interroge notre rapport à la démocratie, à l’intégrité des institutions et au rôle de la justice face aux puissant·es.

Il est essentiel de rappeler que ce n’est pas un procès politique, mais bien un procès pénal. Les juges ne tranchent pas sur des choix de politiques publiques mais sur des faits précis : corruption, financement illicite de campagne, blanchiment, recel de détournements de fonds publics, association de malfaiteurs. Ce dossier illustre la façon dont des intérêts économiques et géopolitiques peuvent l’emporter sur le droit et les idéaux démocratiques. La conséquence directe, c’est une perte de confiance de la population dans la vie publique, et une faille majeure dans notre démocratie et notre État de droit. Quelle que soit l’issue judiciaire, les soupçons mis au jour doivent conduire à un sursaut politique et institutionnel : parce que la démocratie a été fragilisée et l’intérêt général malmené.

Sur le plan juridique, ce procès est hors-norme par la stature des mis en cause, par sa durée, plus de 12 ans d’enquête et par l’ampleur des preuves mobilisées. La justice est confrontée à la difficulté de démontrer un pacte de corruption : ici, c’est par un faisceau d’indices graves, précis et concordants qu’elle pourra établir les faits. L’infraction d’association de malfaiteurs prend aussi une place centrale : elle permet de sanctionner l’existence même d’une entente criminelle structurée au plus haut niveau de l’Etat. Enfin, les infractions de recel de détournement de fonds publics et de financement illégal permettraient de constater l’ingérence d’un Etat étranger au sein même d’une élection française.

La question de l’indépendance de la justice est également centrale. Il faut saluer le travail effectué par les enquêteurs et les parquetiers. Le travail de fond mené par les juges d’instruction et les parquetiers du PNF, malgré les pressions, a été déterminant. Il faut rappeler la nécessité de leur indépendance. Ce travail est d’autant plus notable au vu de l’instrumentalisation médiatique ayant consisté à remettre en cause la compétence et l’indépendance de la justice et des juges d’instruction de la part de certains prévenus, y compris l’ancien président de la République, créant un climat inquiétant, avec le dénigrement systématique de l’institution judiciaire.

Enfin, il y a la question de la reconnaissance du statut de victime de la corruption. La population libyenne, privée de ressources essentielles, est victime de ce pacte corruptif et doit être reconnue en tant que telle.

Comment l’ONG évalue-t-elle l’impact de cette affaire sur la lutte contre la corruption en France et à l’international ?

Le monde entier a les yeux rivés sur ce procès. Le verdict peut constituer un précédent fort : il démontrerait que nul n’est au-dessus de la loi, indépendamment de sa fonction ou de son statut, et enverrait un signal puissant contre l’impunité des élites politiques.

Du fait de la notoriété des mis en cause, la couverture médiatique est très large. Cela contribue à sensibiliser l’opinion publique aux effets de la corruption, qui ne sont pas abstraits : elle détourne des ressources vitales, affaiblit les institutions et alimente les dérives autoritaires. Cette affaire montre aussi que la corruption ne concerne pas seulement une élection française : elle révèle comment des élites politiques et économiques ont délibérément fermé les yeux sur les pratiques prédatrices d’un régime dictatorial, participant à détourner les richesses d’un peuple entier.

Pour Sherpa, ce verdict pourrait renforcer la crédibilité de la France dans ses engagements internationaux en matière de lutte contre la corruption. Mais il doit s’accompagner d’un suivi : renforcer les contrôles sur le financement politique, garantir l’indépendance de la justice, mettre fin à l’impunité des intermédiaires et des acteurs économiques et reconnaître un statut de victime de corruption.

Quelle est la position de Sherpa sur le rôle des intermédiaires et des réseaux financiers dans ce type d’affaires ?

L’affaire Sarkozy-Libye illustre de manière frappante l’importance des intermédiaires. Sans eux, les fonds n’auraient pas circulé. Qu’il s’agisse de banquiers, d’avocats, de prête-noms ou de femmes et hommes d’affaires, ce sont eux qui assurent l’opacité et permettent la dissimulation de l’origine et de la destination des fonds.

Les cas de Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri sont particulièrement emblématiques : ils apparaissent comme des figures centrales des transferts illicites dans ce dossier. Le procès a également mis en lumière le rôle de Wahib Nacer, un banquier franco-djiboutien qui aurait facilité certains flux financiers. Mais au-delà des individus, ce sont des structures entières – holdings, sociétés-écrans, comptes offshore – qui témoignent d’un blanchiment sophistiqué et internationalisé.

Sherpa considère que les facilitateurs et intermédiaires doivent être systématiquement mis face à leurs responsabilités judiciaires. Nous souhaitons également rappeler que des multinationales, via des contrats opaques ou des commissions occultes, alimentent ces réseaux : d’autres affaires emblématiques comme l’affaire Karachi ou le Kazakhgate permettent d’en témoigner. Tant que ces acteurs des flux financiers illicites restent hors de portée des juges, la lutte contre la grande corruption reste incomplète.

Comment l’ONG perçoit-elle l’évolution de la procédure depuis le début de l’enquête ? Y a-t-il eu des avancées ou des reculs notables ?

Cette procédure est exceptionnelle par sa durée : près de 20 ans après les faits présumés et 12 ans d’instruction, nous arrivons enfin au délibéré. Elle a connu des stagnations, inhérentes à des dossiers complexes de criminalité financière internationale où l’opacité prime.

Il y a eu des avancées majeures : la mise en examen d’un ancien chef d’État, la collecte d’éléments matériels (carnets de Choukri Ghanem, preuves de transferts bancaires, témoignages), et la confirmation en 2021 de la recevabilité de Sherpa en tant que partie civile.

Mais il y a eu aussi des reculs et des attaques : attaques médiatiques et politiques contre l’indépendance de la justice, et tentatives répétées de délégitimer l’action des ONG. Sherpa elle-même a fait face à des requêtes en nullité visant à l’écarter de la procédure provenant de Nicolas Sarkozy. Ce long parcours illustre la difficulté mais aussi la résilience de la justice française et des associations face à la grande corruption.

Quel a été le rôle de Sherpa dans cette affaire (dépôt de plainte, suivi judiciaire, sensibilisation) ? Quels outils juridiques avez-vous mobilisés ?

Sherpa a joué un rôle pionnier : dès 2013, nous avons été la première association à se constituer partie civile dans ce dossier. Cela a été possible grâce à notre agrément anticorruption, qui nous permet d’avoir la capacité à agir devant les juridictions dans les affaires d’atteinte à la probité. Cette constitution de partie civile nous permet d’avoir accès au dossier, de contribuer au débat judicaire et de porter la voix des victimes indirectes de la grande corruption en représentant la société civile.

Ainsi, depuis plus de dix ans, nous assurons un suivi constant de la procédure, en documentant les circuits financiers suspects, en interpellant les autorités et en veillant à ce que les enjeux de probité restent au cœur du débat public.

Dans ce type d’affaires, le rôle des associations est de préserver l’intérêt des victimes collectives, d’exiger la transparence et d’assurer un suivi concret des flux financiers. Sans la société civile, ces affaires ne seraient portées devant les tribunaux, ni connues par les citoyens. Notre action s’inscrit dans un combat plus large pour une vie publique transparente et intègre.

Parallèlement au volet judiciaire, nous avons mené un travail de sensibilisation et de plaidoyer, pour rappeler que ces affaires ne sont pas techniques ou abstraites : elles fragilisent directement l’État de droit et les institutions démocratiques.

Sherpa a contribué au plaidoyer qui a mené à l’adoption de la loi Sapin II de 2016, créant notamment l’AFA (Agence Française Anticorruption), et de la loi du 4 août 2021, qui prévoit un mécanisme de restitution des avoirs issus d’infractions financières.  Ces avancées législatives sont le fruit de plus de quinze ans de mobilisation, dont cette affaire emblématique a été un catalyseur.

Quels sont les défis rencontrés par les ONG dans le suivi des affaires de corruption impliquant des personnalités politiques de haut niveau ?

Les ONG jouent un rôle de garde-fou indispensable. Elles représentent les intérêts de la société civile dans des affaires où les victimes directes ne sont pas toujours reconnues. Elles documentent les flux financiers, alertent les autorités, et se constituent partie civile pour faire avancer la justice. A travers nos missions de plaidoyer, nous essayons de faire bouger les lignes, notamment d’un point de vue législatif.

Mais ce rôle est de plus en plus attaqué. Sherpa et d’autres ONG ont déjà été confrontées à des « procédures-bâillon », c’est-à-dire des actions en justice visant à nous intimider, à nous déstabiliser et à mobiliser nos moyens humains et financiers. Nous pouvons également faire face à des tentatives de suspension d’agrément voire des refus de renouvellement, comme ce fut le cas pour Anticor dernièrement, et à une stigmatisation publique visant à nous délégitimer.

Dans l’affaire libyenne, les tentatives de marginaliser les associations démontrent leur importance : si elles étaient accessoires, elles ne seraient pas autant attaquées. A ce titre, la recevabilité de Sherpa, c’est-à-dire sa qualité d’agir dans ce dossier, a été contestée par Nicolas Sarkozy. Notre recevabilité a été définitivement confirmée par la Cour de cassation le 24 décembre 2020.

Transparency International a fait une tribune, dans Le Monde, sur la stigmatisation systémique des ONG. Qu’en pensez-vous ?

Sherpa soutient les initiatives comme celles de Transparency International pour protéger l’espace civique et garantir que les ONG puissent continuer à agir sans représailles. La stigmatisation, la contestation de la recevabilité des actions, et les procédures-bâillon fragilisent la possibilité même d’agir en justice. C’est pourquoi Sherpa plaide activement pour une protection accrue des ONG, tant en droit français qu’au niveau européen.

Y a-t-il des aspects de l’affaire Sarkozy-Libye qui, selon vous, n’ont pas été suffisamment médiatisés ou compris par le public ?

Un angle largement oublié est celui des victimes. La corruption n’est pas une infraction abstraite : ce sont les citoyens libyens qui ont été spoliés. Or, en droit français, la notion de victime dans ce type d’affaire reste floue et insuffisamment reconnue.

Sherpa souhaite rappeler que la corruption transnationale ne constitue pas un délit sans victimes. Elle détourne des ressources publiques essentielles, dénature la démocratie, constitue une atteinte grave et directe à la souveraineté des États concernés et freine leur développement économique et social. Les populations locales doivent donc être considérées comme victimes de corruption à part entière tant elles pâtissent directement de ce manque à gagner, notamment par la perte d’accès aux soins, la privation d’éducation, un système judiciaire défaillant, l’aggravation de la pauvreté et les atteintes au développement, sans compter les conséquences sociales et politiques.

Contrairement aux infractions classiques en droit français, la corruption trouve sa singularité dans le fait qu’elle engendre des préjudices collectifs, diffus et difficiles à quantifier, qui n’en sont pas moins bien réels. Il faut que notre droit aille au-delà de cela et montre son adaptabilité face à cette situation. Nous pourrions par exemple nous inspirer du droit pénal costaricien qui, au sein de son code de procédure pénale, reconnaît une action civile pour les « intérêts diffus ou collectifs » (voir affaire Alcatel par exemple).

Un autre aspect insuffisamment médiatisé est le rôle des entreprises et des acteurs économiques. Plusieurs contrats conclus avec des multinationales étaient au cœur du pacte corruptif, et pourtant, ces entreprises demeurent hors de portée de la justice. A ce titre, Airbus avait conclu une Convention Judiciaire d’intérêt Public (CJIP) afin de payer une amende concernant des faits corruptifs commis dans plusieurs pays, y compris dans le cadre des financements libyens. La CJIP procède en outre à une mise à l’écart des victimes de la corruption, privées de capacité à faire valoir de manière équitable leurs droits et en particulier celui à voir leur dommage justement réparé. Les entreprises ont de fait la pleine maîtrise de la procédure, taillée pour servir leurs intérêts. Sherpa souhaite alerter sur les dangers de la justice négociée. On retrouve ici une constante : les acteurs économiques qui profitent directement des systèmes de corruption ne sont que rarement inquiétés.

Peines (ndlr)

Nicolas Sarkozy bientôt incarcéré
L’ancien président a été condamné cinq ans d’emprisonnement avec mandat de dépôt à effet différé, assorti de l’exécution provisoire, pour association de malfaiteurs. Cela signifie qu’il sera convoqué dans un délai d’un mois par le parquet qui lui signifiera sa date d’incarcération. Un appel éventuel ne suspendra pas cette mesure de sûreté.

Claude Guéant condamné à six ans de prison
L’ancien secrétaire général de l’Elysée Claude Guéant est condamné à six ans de prison et 250 000 euros d’amende.

Brice Hortefeux condamné à deux ans de prison
L’ancien ministre Brice Hortefeux est condamné à deux ans de prison, qui pourra être aménagée sous bracelet électronique avec exécution provisoire et 50 000 euros d’amende. Le tribunal a aussi prononcé une interdiction d’exercer une fonction publique et des droits civiques, civils et de famille pour cinq ans.

Nicolas Sarkozy a donc été relaxé du chef de financement illégal de campagne électorale. Eric Woerth, Claude Guéant et Brice Hortefeux, eux, ont été relaxés du chef de complicité de financement illégal de campagne électorale.

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