Transparence entravée : le casse-tête des demandes administratives

Transparence entravée : le casse-tête des demandes administratives
Photo by Arisa Chattasa / Unsplash

Obtenir des documents administratifs relève souvent du parcours du combattant pour les journalistes. Délais à rallonge, administrations peu coopératives, procédures juridiques complexes... Dans cet entretien, Laura Motet, journaliste et membre de l'Association des journalistes revient sur son expérience concrète. Elle détaille les freins rencontrés, les stratégies mises en place pour contourner les blocages, et les limites du cadre légal actuel. Un plaidoyer éclairant pour un accès plus rapide et effectif à l'information d'intérêt public.

Dans votre pratique quotidienne, quelle place occupe la recherche de documents administratifs ?

Dans ma pratique quotidienne, les demandes de documents administratifs, j’en fais depuis que je suis journaliste, donc depuis environ huit ans. Cela dépend évidemment du poste que j’occupe, mais depuis deux ans, je travaille plus particulièrement sur la corruption et les affaires judiciaires.

Dans tous les cas, ce qu’il faut noter, c’est que le temps du journalisme est souvent un temps rapide, qui s’accommode assez mal des délais des administrations. Donc, dans le quotidien du travail journalistique, les articles ne reposent que rarement sur des documents obtenus via des demandes administratives.

Cela dit, quand on fait des demandes de documents administratifs, on les pense sur des sujets qu’on estime encore pertinents dans deux ans. Pourquoi deux ans ? Parce que, concrètement, lorsqu’on demande un document à une administration, on doit parfois saisir la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs), qui donne souvent raison au demandeur. Mais selon les années, le délai de réponse de la CADA a beaucoup varié, entre trois et neuf mois.

Ensuite, comme son avis est simplement consultatif, si l’administration refuse toujours, on doit saisir le tribunal administratif. C’est pour cela que je parle d’un délai global d’environ deux ans. Ce n’est pas systématique, mais fréquent. Donc quand je fais une demande, je vise des sujets qui m’intéresseront encore à moyen terme.

Avez-vous des exemples ?

De façon proactive, en pensant aux municipales de 2026, j’avais commencé dès 2024, à demander des notes de frais de déplacements, etc., en me disant : au pire, même si je les reçois dans deux ans, ce sera au bon moment.

Autre exemple : avec Pierre Januel, secrétaire de notre association, nous avons récemment publié un travail sur les sondages commandés par Matignon et l’Élysée. Ce sont des demandes que nous faisons régulièrement, tous les deux ou trois ans. La première fois, on avait dû aller jusqu’au tribunal administratif, mais depuis que nous avons obtenu gain de cause, les documents sont plus facilement accessibles, grâce à la jurisprudence établie.

Est-ce que vous avez souvent des refus ? Et que vous oppose-t-on ?

Oui, on a souvent des refus. Il peut s’agir de refus explicites ou implicites (c’est-à-dire une absence de réponse). Dans la majorité des cas, l’administration ne répond pas à la première demande.

Parfois, ce sont des collectivités locales qui ne connaissent pas bien le droit d’accès à l’information. Certaines n’ont même pas de responsable clairement désigné pour traiter ces demandes. Dans ces cas-là, elles attendent souvent l’avis de la CADA pour savoir quoi faire. Ce ne sont pas forcément des cas de mauvaise foi, et en général, une fois l’avis de la CADA reçu, elles finissent par transmettre les documents.

Mais on a aussi affaire à des administrations qui pratiquent une forme d’obstruction volontaire. Elles savent que nous avons le droit à ces documents, mais elles refusent tout de même de les fournir. C’est là que notre association entre en jeu.

Nous formons les journalistes au droit d’accès à l’information et lançons parfois des campagnes de financement participatif pour couvrir les frais juridiques, notamment devant le Conseil d’État (où un avocat est obligatoire). Par exemple, un collègue pigiste avait demandé les notes de frais d’Anne Hidalgo. La jurisprudence était claire, elle devait les fournir. Pourtant, la Mairie de Paris a refusé à chaque étape. Il a fallu aller jusqu’au Conseil d’État, où la Mairie a de nouveau perdu. Mais tout ça a pris cinq ans et coûté environ 5 000 €, couverts par crowdfunding.

Donc, il y a des cas où les administrations ignorent la loi et d'autres où elles savent parfaitement ce qu'elles font et cherchent simplement à gagner du temps, car elles savent que pour un journaliste, un document vieux de cinq ans est souvent moins exploitable.

Y a-t-il des recours si, au bout du compte, l’administration refuse toujours ?

Oui. En droit administratif, il existe la possibilité d’imposer des astreintes, c’est-à-dire que le juge peut fixer une somme à payer par jour de retard si l’administration ne transmet pas les documents dans un délai donné. C’est un levier qu’on utilise parfois, et les collectivités en tiennent compte, car cela peut coûter cher.

Il faut aussi dire que nous, journalistes, avons la capacité de médiatiser ces blocages. Par exemple, quand on a lancé le crowdfunding pour couvrir les frais d’avocat au Conseil d’État dans l’affaire des notes de frais d’Anne Hidalgo, ça a suscité pas mal de retombées médiatiques. Ce genre de mauvaise publicité, certaines administrations préfèrent l’éviter.

D’autant que, dans la majorité des cas, les documents obtenus ne contiennent pas de scandales. Ils permettent surtout de documenter des pratiques. Donc, globalement, les administrations ont plus à gagner à les transmettre qu’à les bloquer.

Que pensez-vous du cadre légal actuel en France ?

Globalement, le cadre légal nous convient. Il y a trois étapes : on demande d’abord à l’administration, puis on peut saisir la CADA (avis consultatif), et enfin, si besoin, le tribunal administratif. Ce fonctionnement est clair.

Mais le vrai problème, c’est la question des délais. Obtenir un document au bout de deux, trois ou quatre ans, c’est souvent trop tard. Le sujet peut ne plus être d’actualité. Ce qu’on aimerait, c’est qu’il soit possible de saisir le tribunal administratif en référé, c’est-à-dire en procédure accélérée.

On a déjà tenté cette voie. Par exemple, avant les JO, un collègue avait demandé les relevés de qualité de l’eau de la Seine. Évidemment, leur intérêt est très limité s’ils arrivent après les épreuves. On avait essayé un référé, mais on s’est fait retoquer : le juge a estimé que ce n’était pas « suffisamment urgent » au sens juridique, car l’urgence en référé s’entend souvent sur 24 à 48 heures.

Ce qu’on propose, c’est un référé adapté aux réalités journalistiques, avec un délai d’un mois, par exemple. Cela permettrait de répondre aux situations où il y a une deadline éditoriale claire (comme les JO ou un scandale en cours), sans attendre deux ans.

Un autre exemple : l’affaire du lycée Stanislas. Il y avait un rapport d’inspection qu’on pouvait obtenir légalement, mais en suivant la voie classique, cela aurait mis deux ans. Là encore, Mediapart a pu obtenir le document par d’autres moyens, mais on voit bien que dans ces cas, un référé aurait été utile.

Est-ce que, très rapidement, vous pouvez expliquer le droit CADA ?

Le principe du droit CADA repose sur un article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui affirme que tout citoyen a le droit de demander des comptes à l’administration. L’idée générale, c’est que dès lors qu’il y a de l’argent public, on peut accéder aux documents produits ou reçus par une administration. Là, je reste dans les grandes lignes, parce qu’il existe évidemment des exceptions, par exemple, vous n’aurez pas accès à votre dossier médical d’un passage à l’hôpital public. Il y a donc des secrets protégés, mais globalement, c’est le principe.

Et c’est un peu plus large que l’administration elle-même : des associations qui remplissent une mission de service public peuvent aussi être concernées. Donc, c’est l’idée que tout citoyen peut demander des comptes à l’administration.

Cet article de la Déclaration a été traduit en loi en 1978. C’est cette loi qui encadre les relations entre l’administration et le public. Elle prévoit une procédure assez simple. Quand vous souhaitez obtenir un document (et c’est important : c’est bien un document, pas une information), vous devez identifier un document existant — produit ou reçu par une administration — et en faire la demande à l’administration concernée.

L’administration peut alors vous transmettre le document, le refuser, ou répondre qu’elle ne sait pas si elle peut le transmettre. Dans ce cas, vous pouvez saisir la CADA, qui est une commission chargée de donner un avis consultatif sur la communicabilité du document. Elle peut dire que le document est communicable, mais avec certaines réserves — par exemple, sous condition d’occultation de certaines données personnelles ou à condition que le demandeur ne divulgue pas certaines informations.

Concrètement, un exemple : en 2018-2019, notre collègue Nicolas Cori avait demandé les cahiers de doléances. La CADA avait reconnu qu’ils contenaient beaucoup d’informations personnelles — les gens y racontaient leur vie, leurs plaintes — mais elle a autorisé Nicolas Cori à y avoir accès, sous réserve qu’il ne publie pas les données personnelles. Parce que sinon, demander à l’administration d’anonymiser ces cahiers aurait pris un temps fou.

Donc la CADA définit un cadre idéal de communication : parfois en supprimant des éléments, parfois en imposant des conditions d’usage. Mais son avis reste consultatif. Cela signifie que l’administration peut décider de ne pas suivre cet avis. Si vous souhaitez aller plus loin, il faut saisir le tribunal administratif. Là, c’est une procédure écrite, avec une audience, un rapporteur public qui donne son avis, et généralement, le tribunal suit cet avis. Si le tribunal décide que le document est communicable, l’administration peut encore faire appel devant le Conseil d’État. Et si ça bloque toujours, il reste la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Avez-vous constaté des évolutions récentes dans la transparence des institutions ? Je pense, par exemple, au droit des affaires.

C’est une vaste question. Le droit des affaires fait partie des exceptions à la communication de documents. Ce n’est pas nouveau : c’est ce qu’on appelait le "secret industriel et commercial", ça existe depuis longtemps. Ce qui nous inquiète plus récemment, ce sont certaines décisions du Conseil d’État, comme l’apparition d’un concept un peu étonnant : la "vie privée des personnes morales". La vie privée, c’est une exception prévue par la loi pour refuser la communication d’un document, et on comprend bien pourquoi dans le cas des individus. Mais ce concept a été mobilisé, par exemple, dans une affaire portée par Anticor, qui demandait les comptes de la fondation LVMH.

Selon le droit CADA, on peut accéder aux comptes des associations qui perçoivent des subventions publiques. La fondation LVMH ne recevait pas directement de subventions, mais bénéficiait de crédits d’impôt, donc d’un avantage fiscal. Le Conseil d’État a estimé que cela ne relevait pas de la même logique et qu’il y avait un "secret" à protéger. Cela nous inquiète, car on voit apparaître une forme de protection injustifiée, basée sur ce concept de vie privée des personnes morales.

Autre point de vigilance : les moyens donnés à la CADA. Avant le COVID, il fallait parfois attendre neuf mois pour obtenir une réponse. Le COVID a permis de réduire ces délais à trois mois, ce qui était très bien. Aujourd’hui, on est plutôt entre trois et six mois. Mais ça reste problématique : pour un journaliste qui travaille à court ou moyen terme, trois mois, c’est gérable ; deux fois plus, ça devient difficile. Et ce n’est pas uniquement notre problème : c’est une question plus large, celle des moyens alloués aux administrations.

Qu’est-ce qu’il faudrait améliorer pour renforcer l’accès à l’information publique ?

La France est plus opaque que les pays d’Europe du Nord. J’ai des collègues là-bas, et ils sont toujours surpris quand je leur dis qu’on peut mettre des mois à obtenir un document. L’une de nos adhérentes, qui travaille beaucoup sur ces sujets en Europe du Nord, nous racontait que dans certains pays, il existe une plateforme publique où tous les documents administratifs demandés sont directement mis en ligne. Les demandes sont rares, et les réponses sont rapides. Ce n’est pas du tout la même culture qu’en France.

La Commission européenne, par exemple, a un délai de 15 jours pour répondre à une demande, qu’elle peut prolonger une fois. En un mois, on a généralement une réponse, et rarement un refus. Il y a eu une tribune récemment d’un collectif de journalistes européens qui trouvaient que la situation s’était un peu dégradée à Bruxelles, mais, comparé à la France, ça reste bien mieux.

Autre différence : dans beaucoup de pays, notamment anglo-saxons, le droit porte sur l’accès à l’information, pas seulement à des documents. C’est une nuance importante. En France, on doit identifier un document précis. Par exemple, j’ai travaillé sur la médicalisation de l’accouchement, notamment sur les taux d’épisiotomie. Ma collègue voulait obtenir les taux pour chaque hôpital. Si on avait été dans un pays anglo-saxon, elle aurait pu faire une simple demande d’information. En France, il a fallu trouver quel système informatique détenait l’information, identifier les bons codes d’actes médicaux, et demander l’extraction de ces données sous forme de document. Il y a donc tout un travail en amont, très technique, pour transformer une question simple en demande de document recevable.

Au-delà de la loi, c’est une question de culture administrative. Jean-Luc Névache, l’ancien président de la CADA, disait dans une interview qu’il fallait développer une vraie culture de la transparence. Il rappelait que la saisine de la CADA ne devrait être qu’un ultime recours, en cas de doute sérieux. Or, en pratique, beaucoup d’administrations préfèrent refuser systématiquement, soit par précaution, soit par réflexe, et laissent le soin à la CADA de trancher, même sur des cas pourtant clairs.

Une solution pourrait être de tout mettre en ligne systématiquement, selon vous ?

Cela demande des moyens et une volonté politique. En attendant, on peut agir à notre niveau. D’abord, en formant plus de journalistes à ce droit, pour que le réflexe de demande CADA devienne plus courant, pas pour tout, bien sûr, mais sur certains sujets d’enquête. Cela aidera aussi à acculturer les administrations : si elles comprennent qu’on ne lâchera pas, elles finiront par transmettre les documents.

Un autre réflexe qu’on devrait développer, c’est de faire des papiers quand les documents sont refusés. Notre culture, en tant que journalistes, c’est d’écrire sur le fond du document obtenu. Mais on pourrait aussi publier sur les refus : dire qu’on se bat depuis un an pour obtenir un document, que l’administration fait obstruction. Cela peut faire bouger les lignes.

Enfin, un mécanisme de référé serait utile dans certains cas — pour empêcher les administrations de simplement jouer la montre. Ce serait une façon de renforcer l’efficacité du droit à l’information, sans attendre des mois.

Dernier point : parler du droit CADA. Il est encore trop peu connu, même par les administrations. Ce n’est pas forcément de la mauvaise foi de leur part ; parfois, c’est de l’ignorance. Donc faire de la pédagogie autour de ce droit, c’est utile aussi.

Et parfois, on travaille directement avec certaines administrations, comme l’ATIH, qui gère les statistiques hospitalières. Quand on leur a fait une demande, ils étaient un peu inquiets, car ce n’était jamais arrivé. Alors, on est allés les voir, on a discuté, on leur a expliqué notre projet. Ils nous ont donné des informations utiles sur leurs limites — par exemple, que certains actes, comme l’épisiotomie, sont mal codifiés dans leur système. Ça nous a permis d’ajuster notre demande. Ce genre de collaboration reste rare, mais quand elle est possible, c’est précieux.

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