Les présidents, prisonniers de leur propre maîtrise de l’actualité

Les présidents, prisonniers de leur propre maîtrise de l’actualité
Photo by Khashayar Kouchpeydeh / Unsplash

En France, comme ailleurs, la focalisation constante sur la figure présidentielle crée un effet de diversion. En maîtrisant l’agenda médiatique, les présidents deviennent paradoxalement les otages de leur propre influence : chaque déclaration, chaque geste accapare le débat public, reléguant souvent au second plan les enjeux politiques de fond. Directeur du Centre de données socio-politiques (CDSP) de Sciences Po, Emiliano Grossman analyse les dynamiques qui façonnent l’agenda politique et médiatique. À travers cette interview, il décrypte les cycles d'attention en politique et les stratégies partisanes.

La popularité d’Emmanuel Macron n’est pas très haute. Mais nous savons qu’un président, inévitablement, devient victime d’un désaveu à la fin de son mandat. Pourquoi, selon vous, avons-nous le sentiment que la situation est pire aujourd’hui qu’auparavant ? Et est-ce réellement le cas ?

J’ai écrit un livre à ce propos avant l’élection de Macron, où j’évoquais déjà ces éléments. Il me semble que le système politique porte une part de responsabilité. En effet, il place toutes les attentes et tous les espoirs dans une seule personne. Pour gagner, ce président doit donner l’impression qu’il peut tout contrôler, qu’il peut mettre en œuvre des programmes très ambitieux, parfois irréalistes. Et lorsque la réalité le rattrape, cela engendre des frustrations. En analysant les courbes de popularité des présidents, on remarque qu’elles sont assez semblables depuis 50 ans. En l’occurrence, il faut reconnaître que Macron a traversé son premier mandat de manière plus favorable que la moyenne.

Cependant, il faut souligner que la dissolution de l’Assemblée nationale fut un acte exceptionnel, une prise de risque notable de sa part. C’est vrai qu’il a cherché à provoquer certaines tensions, ce qui n’est pas sans conséquences. Mais c’est la réalité politique : il faut accepter ce genre de risques. En revanche, la question de la cohabitation, qui a parfois permis aux présidents de retrouver un peu de popularité, mérite aussi qu’on s’y attarde. Cette période de respiration pour le président, où auparavant il pouvait se recentrer, a été bénéfique pour des présidents comme Mitterrand ou Chirac.

Depuis la réforme constitutionnelle de 2000, la durée du mandat présidentiel a été réduite à 5 ans, et cela a rendu moins probable, voire improbable, une dissolution anticipée. En théorie, les élections présidentielle et législative étant liées, elles devraient aboutir à une majorité cohérente, et cette réforme aurait dû empêcher les dissensions trop fortes. Mais en réalité, cela a aggravé la situation. Depuis cette réforme, les deux élections se tiennent en même temps, et la chute de la popularité présidentielle est désormais plus systématique. Il n’y a plus de période de respiration, ce qui rend difficile pour les présidents de renouer le contact avec l’opinion publique.

La surenchère politique (de dire que l’opposant politique est mauvais, ou que le prédécesseur est forcément mauvais) est vraiment plus grande aujourd’hui ? Ou c’est la caisse de résonnance qui est plus importante ?

Quant aux réseaux sociaux, leur rôle est indéniable. Il est difficile de mesurer exactement l'impact qu’ils ont, mais je pense que l'on observe effectivement une amplification de la négativité. Les réseaux sociaux créent une sorte de résonance amplifiée. Ce phénomène est plus ancien qu’on ne le croit. Dès les années 2000, les effets politiques des réseaux sociaux ont commencé à se faire sentir, notamment aux États-Unis avec la campagne d’Obama, bien avant qu’ils ne prennent de l’ampleur en France.

L’un des points importants est que les présidents sont confrontés à une information dispersée. À l’époque de De Gaulle, la situation était différente : une seule chaîne de télévision, des journaux qui paraissaient le lendemain. La gestion de l’actualité était donc bien plus contrôlée. Aujourd’hui, avec la multiplication des sources d'information, la concurrence pour capter l'attention est féroce. Cela exerce une influence directe sur la manière dont la politique est menée. De plus, face à cette surabondance d’information, la tendance est de privilégier les sujets polémiques et négatifs pour capter l'attention.

Cela a un effet d’instantanéité sur les décisions politiques. Les dirigeants se retrouvent sous pression pour réagir rapidement. C’est ce que l’on a vu lors de la crise du COVID, où certains gouvernants ont mis en place des réponses d’urgence. Donald Trump, par exemple, a utilisé une autre stratégie : celle de multiplier les déclarations provocatrices pour détourner l’attention de sujets plus graves. Cette stratégie permet de créer un flux constant d’informations, mais finalement, elle empêche de se concentrer sur des problèmes plus importants. Macron et Hollande ont aussi recours à ces tactiques, cherchant à faire parler d’eux à travers des petites phrases ou des événements spectaculaires.

Finalement, cela soulève une question plus profonde : les présidents sont-ils victimes de leur propre capacité à déterminer l’actualité ? En France, comme ailleurs, la focalisation sur la personne du président permet de créer un effet de diversion. Ces petites phrases et ces événements visent à détourner l'attention du public des vrais enjeux. Cela permet au pouvoir de donner une certaine importance à des sujets secondaires, tout en évitant d’aborder des problèmes structurels qui pourraient engendrer de vraies tensions.

Vous étudiez les cycles d’attention médiatique. Pouvez-vous expliquer comment ces cycles influencent les priorités politiques ?

Le problème, c’est que ce système nourrit aussi des divisions. En concentrant l'attention sur des sujets polémiques, le pouvoir politique alimente des débats inutiles, qui détournent l’attention des questions véritablement importantes. Ce phénomène est encore difficile à mesurer, mais il existe indéniablement, et il semble que ce soit un élément structurant de notre époque. Les effets de cette politique de distraction sont multiples, et il est difficile d’en saisir toute la portée.

Ainsi, même si le phénomène des réseaux sociaux peut exacerber certains comportements, il n’en est pas la cause première. Ce qui a changé, c’est la manière dont l’information est structurée et comment elle influe sur notre attention collective. Le résultat, c’est que nous vivons dans une société où les questions politiques sont souvent réduites à des effets de spectacle et à une gestion de l’image.

Est-ce que vous pensez que le processus de mise à l’agenda des partis d’opposition, même ceux qui ne sont pas extrêmes, a une influence sur la politique concrète du gouvernement ?

D'une manière générale, on a étudié cette question de manière comparée, en cherchant à comprendre les dynamiques politiques à travers différents systèmes. Il y a des travaux assez anciens, notamment ceux réalisés par des chercheurs danois, qui montrent que l'opposition peut avoir un effet plus fort sur l'actualité politique que le gouvernement lui-même. Cela s'explique par le fait que l'opposition, finalement, est celle qui garde les yeux sur l'actualité et rappelle constamment au gouvernement ses engagements, en lui disant par exemple : "Tu avais promis de faire cela, tu ne l’as pas fait."

Dans certains systèmes politiques, comme celui du Danemark, ce phénomène peut être particulièrement visible. Ce pays, comme d'autres exemples que l’on trouve en Europe, montre qu'il y a une dynamique où l’opposition joue un rôle essentiel de rappel à l’ordre. Toutefois, cela varie d'un pays à l'autre. En France, par exemple, nous avons cherché à observer ce phénomène, mais les résultats ne sont pas les mêmes. L'opposition en France, bien qu’ayant un rôle de signalement, semble avoir moins de pouvoir concret, et le gouvernement, dans ce contexte, est relativement plus fort dans sa capacité à déterminer l’actualité politique.

Cela dit, ce rôle du gouvernement devient encore plus fascinant dans des périodes où il n’y a pas de majorité absolue. Ce phénomène est particulièrement intéressant à observer depuis 2024, lorsque l'on constate une situation où il n’y a tout simplement plus de majorité stable, ce qui crée un contexte unique. On peut alors voir que le gouvernement dépend d’une majorité fluctuante pour chaque nouvelle loi, ce qui modifie considérablement les dynamiques habituelles.

Quant aux principaux acteurs qui participent à la manipulation de l’actualité politique, pensez-vous que ce sont principalement les partis d’opposition, le gouvernement, les entreprises technologiques, les capitaines d’industrie ou d’autres entités ?

Il y a effectivement des partis qui essaient d’influencer l’agenda, mais ce n'est pas uniquement leur rôle. Ce que l’on remarque de plus en plus, c’est que de grandes fortunes investissent massivement dans les médias, et en France, ce phénomène ne se limite pas à notre pays. Il s'agit d’un processus global. Par exemple, l’émergence de grandes chaînes comme TV Globo au Brésil, qui a joué un rôle déterminant dans le renversement de la présidente Dilma Rousseff, est une illustration de l’influence que peuvent avoir des médias puissants financés par des intérêts privés.

Ce genre de situation se manifeste aussi dans d’autres pays, comme la Hongrie, où les médias privés sont désormais tous contrôlés par des proches du pouvoir. Ce qui devient de plus en plus évident, c’est qu’il existe une collusion entre certains pouvoirs politiques et économiques pour façonner les récits médiatiques à leur avantage.

En outre, il est évident que l’opposition peut tirer parti de cette situation, mais elle n’agira jamais seule. Elle agira en coopération avec des alliés économiques qui partagent des objectifs similaires, ce qui rend les dynamiques encore plus complexes.

Y a-t-il des différences notables dans l’utilisation des médias entre les démocraties établies et les régimes autoritaires ?

C’est une question intéressante, et il existe effectivement des différences notables. Si on compare la Chine, qui contrôle strictement ses médias, à des régimes comme celui d’Orban en Hongrie ou Trump aux États-Unis, on constate que ces derniers font face à des défis différents. Mais ils semblent partager une compréhension similaire des médias : ils cherchent à les utiliser pour leur propre intérêt tout en cherchant à maintenir une apparence de démocratie.

En Chine, le contrôle est total : la liberté d’expression n’existe que dans des zones où elle ne remet pas en cause le pouvoir. À l’inverse, dans des pays comme les États-Unis, la question du financement des médias devient cruciale, car des intérêts privés peuvent influencer les discours. En Hongrie, ce phénomène est encore plus marqué : les médias sont de plus en plus contrôlés par des proches du pouvoir.

Cependant, il existe aussi des zones grises où les différences sont plus de degré que de nature. Prenons l'exemple des États-Unis et de la Hongrie : bien que les contextes soient différents, la manière dont les médias sont manipulés par ces régimes montre un souci similaire de façonner l’opinion publique en fonction de leurs intérêts politiques.

Et qu'en est-il de l’impact de l'information elle-même, pas uniquement sur le plan politique mais aussi sur le plan psychologique ? Peut-on réellement être submergé par l'excès d'informations ?

L'accès à une quantité massive d'informations est aujourd’hui un phénomène global. Cela peut être source de confusion et même de stress pour beaucoup de personnes, car le cerveau humain n’a pas été conçu pour traiter un tel volume d’informations. D’un autre côté, cela a aussi rendu l’accès à l’information beaucoup plus facile, bien plus qu’il y a quelques décennies. Mais cette abondance a également son revers : plus on a d'informations, moins on est capable de les trier et de les comprendre de manière approfondie.

Dans cette situation, il devient essentiel de pouvoir faire confiance à des sources fiables et crédibles pour ne pas être noyé dans un flot constant de données contradictoires et souvent trompeuses. Nous vivons à une époque où les outils technologiques peuvent aider, mais peuvent aussi renforcer cette tendance à la paresse intellectuelle, à laisser les autres, souvent des influenceurs ou des journalistes, trier l’information pour nous.

Sommes-nous responsables de croire à quelque chose, parce que cela répond à nos besoins à nous ?

L’un des grands défis actuels est de savoir comment réguler ce flot d’informations. Il faut peut-être repenser l’éducation à l’information, dès le plus jeune âge, afin d’aider les individus à faire face à cette surcharge cognitive. Parallèlement, il devient crucial de mettre en place des régulations plus strictes concernant la manipulation des informations, tout en respectant la liberté d’expression.

Mais ces questions sont complexes et nécessitent un équilibre entre la protection des libertés individuelles et la nécessité de garantir que l'information reste un outil au service de la démocratie et non de la manipulation. Les solutions ne sont pas évidentes, mais elles doivent être explorées, car l'enjeu est de taille pour l’avenir de nos sociétés.

Livres : Pourquoi détestons-nous autant nos politiques ? de Emiliano Grossman et Nicolas Sauger, ed. Les Presses de Sciences Po

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